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Tétraktys
pythagoricienne et hypostases néoplatoniciennes par Nicolas de Cues
I – Définitions
La Tétraktys
pythagoricienne[1]
La Tétraktys est une figure
triangulaire composée de dix
points disposés en quatre rangées: un, deux, trois et quatre points
dans chaque
rangée, qui est la représentation géométrique du quatrième nombre
triangulaire.
Comme symbole mystique, elle était très importante dans le culte secret
des
pythagoriciens.
- Les
quatre premiers chiffres, symbolisent l'harmonie des sphères
et le cosmos:
1 est l'Unité, 2 la Dyade, 3 l'Harmonie,
4 le Cosmos
- Les
quatre rangées additionnées 1+2+3+4 = 10, formant l'unité de
rang supérieur (la décade).
- La
Tétraktys symbolise les quatre éléments -
le feu, l'air, l'eau et la terre, comme dans le
symbolisme alchimique.
La Tétraktys représente l'organisation de l'espace:
- la première
rangée représente la dimension zéro (un point) ;
- la deuxième
rangée représente la dimension 1 (une ligne reliant deux
points) ;
- la troisième
rangée représente la dimension 2 (un plan défini par un
triangle de trois points ;
- la quatrième
ligne représente la dimension 3 (un tétraèdre défini par quatre points).
La
trilogie des hypostases néoplatoniciennes[2]
Dans la doctrine
néoplatonicienne, l’hypostase est un terme
qui désigne un «principe divin». Le noyau de cette philosophie – dès
Plotin
lui-même - était une sorte d'ontologie, introduisant dans la divinité
unique
des hypostases multiples. Plotin admet trois hypostases :
- l'Un
: absolu, ineffable, qui n'a pas de part à l'être,
qui échappe à toute connaissance,
- l'Intellect
: qui émane de l'Un,
- l'Âme
: concept pluriel comprenant : l'âme du monde et
l'âme humaine destinée à descendre dans les corps.
"On peut comparer
l'Un à la lumière, l'être qui le suit
[l'Intellect] au Soleil, et le troisième [l'Âme] à l'astre de la Lune
qui
reçoit sa lumière du Soleil." (Plotin, Ennéades, traité 24, v.6)
La « coïncidence des
opposés » [3]
Nicolas
de Cusa explique l'unité de l'univers par
les 4
rapports quaternaires de la Tétraktys pythagoricienne réunis à la
trilogie des
hypostases néoplatoniciennes.
Au coeur de ses interprétations, Nicolas de Cues situe la logique
de coïncidence
des opposés, condition de toute unification. Cette logique
est celle de
toute métaphysique. Elle est bien connue des orientalistes par la
relation yin-yang. Mais elle était aussi
celle des platoniciens
depuis Platon lui-même, et la coïncidence des opposés était déjà la
logique de
St Bonaventure, avant le Cusain, à qui l’on attribue l'expression.
La connaissance sensorielle et son expression verbale est en effet
limitée par
les distinctions et définitions du langage, où toute chose « une » est
identifiée par rapport à « l’autre », où toute idée est définie par la
négation
de l’idée contraire. Toute relation ou unité supérieure à celles
multiples du
monde matériel et sensoriel, ne peut être approchée que par le
dépassement des
opposés. L’unité de l’être ou de sa connaissance ne peut être réalisée
que par
la fusion ou coïncidence des opposés. Cette logique est le fondement
des
symboles et de leurs relations analogiques, que Nicolas de Cues
appelait «
exemplarismes ». Elle apparaîtra tout au long de ses
développements.
II – Le livre « De coniecturis »[4]
Nicolas de
Cusa, (Nicolaus Cusanus ou encore
Nicolas de Cues ou le Cusain)[5]
évêque, cardinal et vicaire du pape Pie II, était un sage autant qu’un
érudit à
l’esprit ouvert et conciliant. Il a essayé (en vain) de réformer aussi
bien les
conceptions philosophiques, mathématiques et astronomiques que les
doctrines
théologiques de la scolastique du Moyen-âge.
Dans son livre « De coniecturis » il
réunit le modèle
quaternaire de la Tétraktys au modèle ternaire du néoplatonisme sur la
base de
la logique de coïncidence des opposés.
Dans le prologue et les premiers chapitres, il rappelle son oeuvre
précédente «De docta ignorantia» où
il examine le problème de
la connaissance et soutient que la réalité ou Vérité absolue, sera
toujours au-delà
de la connaissance humaine. En prenant pour modèle la connaissance
mathématique, il explique qu’entre la connaissance et la vérité, on
trouve le
même rapport que celui qui existe entre les polygones inscrits ou
circonscrits
et la circonférence d'un cercle : si l’on multipliait à l’infini les
côtés du
polygone, ils s’approcheraient indéfiniment, mais jamais ne
s’identifieraient
avec la courbe.
Par conséquent toute affirmation humaine d’une vérité n’est
qu’une «
conjecture » : une supposition, un modèle ou une
hypothèse. Et il est
certain que les suppositions d’individus différents au sujet d’un même concept,
diffèrent par degrés plus ou moins importants; de sorte qu’aucun
individu ne
saisira exactement l’opinion d’un autre. Il en est de même des modèles
philosophiques ou religieux qui ont tous leur justification, mais ne
pourront
jamais prétendre atteindre la Vérité ou l’Etre absolu. Aussi, Nicolas
de Cues
n’a pas la prétention de révéler une vérité mais seulement de
rapprocher les
points de vue différents vers une approximation plus juste de l’Unité
inatteignable du Réel, sur la base de la logique de «coïncidence
des
opposés».
Nicolas de Cues admet en effet que les suppositions émergent de notre
esprit,
comme le Réel surgit d’une Raison divine infinie. Par conséquent,
l’esprit
humain est la forme d’un monde supposé de la même manière que l’esprit
divin
est la forme du monde réel. C’est donc par la connaissance de soi, par
analogie
ou «exemplarisme», que l’être humain peut
s’élever vers la
connaissance du Réel divin.
Nicolas de Cues considère que le nombre, pur produit de la raison, est
le début
de la connaissance car la multitude et les choses composites ne peuvent
être
comprises sans nombres et l’origine de tout nombre est l’Unité. C’est
ainsi
qu’il présente le modèle pythagoricien de la Tetractys:
"Il est important de diriger votre attention sur la
progression du nombre
et vous réaliserez que cette progression s’accomplit par le nombre 4.
Car 1, 2,
3 et 4 additionnés ensemble font 10, qui déploie la puissance de la
simple
unité. En effet, à partir du nombre dix, qui est une unité de second
ordre, le
déploiement au carré de la racine dix est atteint par une progression
similaire
en quatre étapes : 10, 20, 30, et 40, qui additionnés font 100, carré
de la
racine 10. De manière semblable, par le même mouvement, la centaine au
carré donne origine au millier"
Il faut remarquer que la progression est exponentielle. Les nombres
entiers
correspondent aux exposants d’une racine, qui est ici le dix, selon
l'habituel
système décimal. Les premiers nombres entiers correspondent par
conséquent à une
échelle logarithmique.
On sait en effet par la biologie, que les seuils progressifs de
perception/réaction
s’étagent selon une échelle logarithmique par rapport à l’intensité de
stimulation physique réelle. C'est ainsi que l'échelle de perception
sonore,
les décibels, est une échelle logarithmique. Il est normal que la
hiérarchie de
la connaissance en général soit organisée aussi selon cette même
échelle
logarithmique.
Les nombres de la mathématique pythagoricienne ne désignent pas une
quantité
brute comme les chiffres en physique. Comme exposants, ils symbolisent
une
réalité d’ordre supérieur, métaphysique. Dans la tradition
pythagoricienne les
quatre premiers nombres ont un sens symbolique et chez Nicolas de Cues
ils
représentent des « exemples » des quatre degrés de l’Unité
divine.
Dans les chapitres suivants, Nicolas de Cues explique successivement,
selon
l’ordre des nombres, les quatre degrés de l’unité universelle.
III - Les quatre degrés de l’Unité
L'Unité
Première (l’Etre)
La
Première Unité n'émane d'aucune origine mais est l'origine de
toutes les autres unités qui en sont des exemples. Elle contient
"repliées" en elle toutes les autres unités comme possibilités non
manifestées.
A la question, si Dieu existe, Nicolas de Cues répond que Dieu est
l'existence
elle-même :
"Premièrement, cette
divine Unité, si son nombre
préfigure comme exemple des nombres de toutes choses, alors
il les
précède et contient tous. En effet si l’Un précède toute multitude, il
anticipe
aussi la diversité, l’altérité, l’opposition, l’inégalité la division
ainsi que
tout ce qui accompagne la multiplicité. …
… Soyez profondément conscient de la puissance infinie de l’unité ;
elle est
infiniment plus grande que tout nombre qui puisse être proposé, car il
n’existe
aucun nombre, aussi grand qu’il soit, dans lequel repose le potentiel
de
l’unité.
… il est évident, par l'inépuisable potentiel de l'UN seul,
que l'unité
est omnipotente."
L'Unité Première, précède toute opposition. Nicolas de Cues
dit qu'aucune
supposition à son sujet ne peut être ni affirmée ni niée; mais il
estime qu'une
description par négations est une supposition plus proche de la vérité
que
toute affirmation:
"Plus absolu que la
vérité est le concept qui rejette les
deux opposés aussi bien disjonctivement que conjonctivement. A la
question 'si
dieu existe', on ne pourra donc pas répondre autrement qu'en répétant à
l'infini qu'il est ni existant ni non existant et aussi qu'il est à la
fois
existant et non-existant. Ceci est la réponse la plus élevée, la plus
simple,
la plus absolue et la plus appropriée à toute question concernant cet
Être
Premier, très simple et ineffable."
Cependant l'Unité Première est décrite comme un être potentiel, avant
toute
manifestation supposant une distinction et donc des oppositions. La
conception
de Dieu de Nicolas de Cusa se rapproche du monisme spirituel, elle est
comparable au Vide bouddhiste ou au Tao. D'ailleurs, ses conseils de
contemplation pourraient être donnés comme directives de méditation par
des
maîtres bouddhistes tibétains ou zen:
"Si tu élimines toute
autre pensée et si tu te
concentres sur elle seule, si tu peux comprendre que jamais nulle part
elle ne
fut, n’est ou ne sera, si tu rejettes toute pluralité et toute
préconception et
que tu entres dans cette très simple unité au point de te confirmer
qu’elle
n’est pas plus simple que non-simple, pas plus une que non-une, tu
pénétreras
alors tous les secrets. Il n’y a là aucun doute, aucun obstacle."
La deuxième unité (l’intellect)
Nicolas de Cues nomme la
seconde unité "intellectuelle", en précisant
que l'intelligence n'est pas la raison mais la racine de la raison.
Elle
correspond au nombre 2, début de la différenciation et de la
manifestation;
elle symbolise l'altérité par rapport à l'unité. Elle contient
implicitement la
multitude des opposés. Mais elle représente aussi la racine. En effet,
le Un,
déployé comme exposant révèle la racine quelle qu'elle soit, mais qui
dans le
système décimal de la Tétraktys est le 10.
"Intellectuelle
est
cette unité. Comme tout ce qui n’est pas le Premier,
descendant de cet
absolu, elle ne peut pas être perçue autrement que par rapport à sa
propre
altérité. Cette seconde unité ne sera pas absolument simple
comme la
première mais intellectuellement composite. Sa composition de l’un et
de
l’autre, c’est-à-dire à partir des opposés, est aussi simple qu’il
convient à
une racine. Cependant ce ne sont pas les opposés qui la devancent comme
s’ils
en étaient les prédécesseurs, mais elle apparaît simultanément avec
eux,
…
L’intelligence n’est rien de ce qui peut être dit ou nommé, mais le
principe de
toute raison, comme Dieu est le principe de l’intelligence."
On peut comprendre la seconde unité, l'intelligence divine, comme le
principe de différentiation de l'univers, comme un passage du non manifesté au
manifesté, avant toute définition rationnelle de principes, causes ou conditions
verbalement exprimés.
C'est le déploiement de l'unité dans la dualité de l'un et de l'autre, comme coïncidence des opposés.
La troisième unité (l’âme ou la raison)
La troisième unité est le
nombre trois dont l'origine est le deux. La réunion
des opposés conduit au troisième qui est le tiers inclus. Le Deux
déployé comme
exposant donne le carré de la racine 10 et correspond au 100. Nicolas
de Cues
l'appelle à la fois l'âme et la raison. L'âme est l'unité ou
identité
individuelle qui est manifestée par la connaissance et donc la raison.
Elle est
le déploiement manifesté et exprimé des opposés; c'est en effet la
raison qui
est à l'origine de la différenciation et de la multiplicité.
" Dans cette même âme,
l’unité de l’intelligence est
déployée ; dans l’âme celle-ci est reflétée comme en sa propre image.
La
lumière divine éclaire l'intelligence parce qu’elle en est l’unité; de
même
l’intelligence est la lumière de l’âme parce qu’elle en est l’unité."
Pour Nicolas de Cues, l'âme n'est pas seulement humaine; tous
les corps
qui ont une identité relèvent de l'âme. Elle n'est pas composée
d'identités
mais elle est l'identité: ce qui est commun à toutes les identités
perceptibles;
elle est l'unité et origine de toute identité individuelle:
"Par conséquent, comme
dans tous les corps, l'âme continue
à luire comme racine instrumentale, il ne te sera pas difficile de la
reconnaître par tous ses signes sensibles, car en eux la forme est
comme un
sceau imprimé dans la cire par l'intelligence. … Car, puisque l'âme est
l'unité
des objets perceptibles, tout ce qui est divers du point de vue
sensible,
en lui-même est un. C'est pourquoi, pour le sensible ou le corporel, la
quantité
ou la qualité, et de même pour toutes les choses sensibles,
il se trouve
que la raison de l'âme est l'unité dont ils sont tous issus."
Le troisième unité est la triologie ou trinité, principe d'organisation de l'univers et de la raison.
La dernière unité (l'objet perceptible)
La quatrième unité est celle de
l’objet des sens, de l'objet corporel qui a un
volume. Le Trois déployé comme exposant est en effet le cube de la
racine 10 et
correspond au 1000. La dernière unité est le déploiement des trois
précédentes.
Elle est le déploiement ultime et ne déploie rien elle-même; à
l’inverse de la
Première Unité qui n’émane de rien d’autre et qui est l’origine de tout
déploiement. Elle est simple affirmation au contraire de la Première
unité qui
n'est descriptible que par négations.
"Le sens de l’âme
perçoit ce qui est sensible mais qui ne
le serait pas en l’absence d’unité du sens. Le sens en effet perçoit
mais ne
discerne pas. Tout est donc discernement par la raison ; car la raison
est le
nombre unitaire du perceptible. Si par conséquent le sens discerne le
blanc du
noir, le chaud du froid, l’aigu de l’obtus, ce perceptible-ci par
rapport à
celui-là résulte de la propriété rationnelle. C’est pourquoi, si le
sens en
tant que tel ne nie pas - car la négation est une forme de
discrimination - il
est la négation du discernement lui-même; en effet, il
affirme l’existence
du perceptible mais non pas s’il est ceci ou cela. La raison utilise
donc les
sens comme instruments pour distinguer les choses perceptibles, mais
c’est la
raison elle-même qui distingue les choses perçues par les sens."
La relation entre les quatre degrés d’unité est expliquée par la
coïncidence
des opposés, de l’un et de l’autre, de l’unité et de la altérité ou
diversité,
ainsi que par le degré de participation de chaque degré, de chaque âme
ou de
chaque chose à l’Unité Première.
Ces relations seront illustrées par des schémas qui conduiront à la
trinité
dans le sens des hypostases néoplatoniciennes.
IV - Le modèle cusain de l'univers
Nicolas de Cusa explique
l'unité du monde connaissable par
la coïncidence de l’Un et de l’autre, de l’Unité et de l’altérité.
"Selon cette tradition
exemplaire, l'hypothèse est que
le monde entier avec tout ce qu'il contient est constitué par
progressions
réciproques à partir de l'unité et de l'altérité, en proportions
cependant
variées et diverses."
Il représente la progression réciproque par des "pyramides"
d'orientation opposée selon le schéma suivant.
"Ainsi, puisque vous parvenez à
voir tout par rapport à
l'unité et l'altérité, comprenez que l'unité est une forme de lumière
et une
similitude de la Première Unité, mais que l'altérité est une ombre et
un
éloignement du très simple Premier et qu'elle est grossièreté
matérielle. Et
faites progresser une pyramide de lumière dans les ténèbres
et une
pyramide de ténèbres dans la lumière; et réduisez tout ce qui peut être
investigué à cette figure, afin que par la conduite du
signe
sensible vous puissiez diriger vos suppositions (conjectures) vers le
mystère
(arcana). Et, afin de vous aider au moyen d'un exemple, considérez
l'univers
comme réduit au diagramme ci-dessous.
Notez que Dieu, qui est l'Unité, est comme la base de lumière; mais la
base
d'obscurité est comme rien. Chaque créature que nous conjecturons tombe
entre
Dieu et le néant."
C'est ainsi que la représentation pythagoricienne numérique et
quaternaire
s'engrène avec la représentation néoplatonicienne herméneutique et
ternaire ou
trine de l'univers.
Alors que les 4 nombres de la Tétractys désignent des rapports et des
rangs,
les 3 hypostases néoplatoniciennes signifient en effet trois niveaux
qualitatifs de la hiérarchie de la connaissance: Il s'agit des "trois
yeux
de la connaissance" de Bonaventure, que Ken Wilber a décrites comme
empirique (sensoriel), herméneutique (rationnel) et mystique
(symbolique).
(voir le schéma des
trois niveaux de la connaissance)
Nicolas de Cues affirme que dans l’Unité divine la volonté créatrice et
la
connaissance ne sont pas distinctes. Supposant que la création est un
déploiement progressif du 1 vers le 4, de l’Unité vers la diversité, il
admet
que la connaissance est un retour du 4 vers le 1, de la diversité vers
l’unité.
L’existence des choses et leur connaissance ultime ont tendance à se
rejoindre:
"Si vous pensez que votre
intellect est quelque chose d’autre
que ce qu’est la chose intelligible, alors vous verrez que vous ne
pouvez pas
comprendre les choses intelligibles telles qu’elles sont. Car
l’intelligible
tel qu’il est, est compris seulement sur la base de son
propre intellect,
dont il tient son existence, mais par tout autre intellect il est
compris de
manière autre (altérée)."
C'est pourquoi on ne peut pas comprendre le pourquoi et comment,
c'est-à-dire
l'intelligence des choses, sur la base des seules perceptions et
mesures. C'est
pourquoi aussi il dit que l'intellect d'un individu ne peut pas saisir
entièrement l'intellect d'un autre individu; il y aura toujours des
différences
de points de vue.
Ainsi, notre intelligence est seulement une « participation » à la
lumière
divine de l’Unité, qui est en principe indivisible et inatteignable
dans sa
perfection. L’intelligence est une approximation. Toute connaissance,
selon son
degré de perfection, est une part de lumière actuelle,
accompagnée d’une
part d’ombre qui est un manque, un déficit de lumière à combler, et par
conséquent un potentiel de perfectionnement.
Sur la base de sa logique de coïncidence des opposés,
Nicolas de
Cues conçoit donc que tout déploiement existentiel (exitus) à partir de
l'Unité
Première est accompagné par un retour cognitif (reditus) à partir du
signe
sensible en passant par l'interprétation) de la raison, qui reste une
approximation (conjecture) de l'unité du réel, selon sa thèse de
la docte
ignorance.
Cette conception le conduit tout naturellement à une représentation
cyclique de
l'univers.
Selon sa conception, la
participation à l’unité et altérité, à n’importe quel
niveau ou genre d’existence est possible mais s’arrête nécessairement
au nombre
4 qui marque un maximum d’altérité à partir duquel il y a un retour
vers
l’unité.
Le schéma montre bien intuitivement l'emboîtement hiérarchique et
holographique
des parties de l’univers et sa récurrence cyclique, comme l’explique la
théorie
fractale moderne. Ceci est remarquable pour un savant de la fin du
Moyen-âge.
Mais les explications détaillées de Nicolas de Cusa restent
confuses pour
nous. Il faut comprendre en effet qu’il devait concilier la
tétractys et
la trinité avec l’ontologie aristotélicienne de la scolastique du
Moyen-âge.
Nicolas de Cues est resté obligatoirement attaché au principe de
l’Etre, à
l’ontologie d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Cette philosophie, qui
considère
Dieu comme un moteur immobile et la création comme réalisée une fois
pour
toutes, nie le Devenir aussi bien que la coïncidence des opposés qui
constituent la base logique du paradigme néoplatonicien, à la suite de
Zoroastre et Platon.
Les conceptions de l’être de Nicolas de Cues restent néanmoins
remarquables et
en nette progression par rapport à la logique d’Aristote. La profondeur
de sa
pensée pourra être éclairée davantage en la comparant avec les sagesses
orientales du Samkhya-yoga, du bouddhisme et du taoïsme et aussi en la
mettant
en rapport avec des conceptions systémiques plus modernes et
scientifiques.
V - Complémentarité de la pensée occidentale et
orientale
Nicolas de Cusa affirme
que les hypothèses (les conjectures)
doivent être comprises selon l'intellect auquel elles appartiennent.
Des
individus différents, ou des cultures différentes, expriment l'univers
selon
des images et des mots différents. Pourtant l'univers réel qu'ils
expriment est
le même. Il faut donc comprendre les philosophies et leurs symboles
selon le
milieu intellectuel dont ils sont issus. On peut alors dégager ce qui
est
commun à différentes cultures et qui par conséquent est universel.
La vision occidentale contemporaine du monde, à la suite de Parménide
et
d'Aristote, est fondée sur l'Etre, et sur la croyance en la Vérité
absolue; par
ailleurs l'être qui était mystique au Moyen-âge est devenu matériel par
le
scientisme du "siècle de Lumières". La pensée orientale par contre
est en général dominée par le Devenir et l'impermanence des
transformations cycliques, relativisant aussi bien l'être que les
vérités, bien
qu'il y ait aussi des différences entre leurs philosophies.
Les traditions néoplatonicienne, pythagoricienne et hermétique, issues
elles-mêmes de cultures orientales, sont plus proches de cette vision
du
Devenir, qui était aussi celle d'Héraclite et, dans une moindre mesure,
de
Platon. Mais ces traditions, vivantes durant le Moyen-âge, ont été
progressivement marginalisées par l'exclusivisme de la "Vérité"
des révélations judéo-chrétiennes suivi de l'exclusivisme de
la
"vérité des faits" du pragmatisme scientifique, tous deux fondés sur
le principe d'exclusion des contraires de la logique d'Aristote.
Nicolas de Cusa est, avec Giordano Bruno, qui en a repris la
plupart des
idées, le dernier philosophe néoplatonicien authentique. Par son modèle
fondé
sur la logique de coïncidence des opposés, il a cherché à allier
l'ontologie
scolastique avec les principes néoplatoniciens et pythagoriciens. Ses
principes
sont en partie comparables à ceux des philosophies orientales.
La transcendance absolue du Principe Premier.
La
négation cusaine de toute possibilité d’affirmation au sujet du
Principe
Premier, correspond au " Vide " Bouddhiste qui n’est ni le néant ni
l’être et aussi au Tao de Lao Tseu, qui dit que «
celui qui parle ne
sait pas, celui qui sait ne parle pas ». La négation de l’un
et de l’autre,
déclarée par N. de Cues est une exigence néoplatonicienne qui remonte à
Plotin,
pour qui les dieux et anges sont du domaine de la deuxième hypostase,
principe
d’intelligibilité ou Logos, comme le sont les Amesha Spenta du
zoroastrisme.
Le
rapport du Transcendant non manifesté, dont le nombre est zéro, au
manifesté
dont le nombre est Un, est à la fois nul et infini car, selon
la
coïncidence des opposés, il comprend les deux sens inverses: 0/1
= 0 et 1/0 = ∞.
La coïncidence des opposés.
Les similitudes du modèle
pythagoricien avec le taoïsme sont particulièrement
évidentes. Le dessin de N. de Cusa, qui représente la coïncidence des
opposés,
de la lumière et des ténèbres, peut être comparé au Tai chi,
représentation de
la relation du yin céleste et du yang terrestre (alors que certains
érudits
modernes veulent le réduire à la complémentarité des sexes tout en
niant leur
différence…).
http://i76.servimg.com/u/f76/16/05/38/13/tetra_10.jpg
Dans la figure cyclique du Tai chi, où la lumière et l'obscurité se
succèdent
en proportions progressives, le point noir dans la zone blanche et le
point
blanc dans la zone noire indiquent que ni la lumière ni l'obscurité
n'atteignent l'absolu ou infini. Un minimum reste toujours associé à un
maximum. C'est ce qu'explique aussi N. de Cusa à propos de sa figure
des
pyramides de lumière et de ténèbres:
"Notez que Dieu, qui
est l'Unité, est comme la base de
lumière; mais la base d'obscurité est comme rien. Chaque créature que
nous
conjecturons tombe entre Dieu et le néant. Par
conséquent le monde
suprême abonde en lumière, comme cela apparaît visuellement (sur
le
schéma) ; pourtant il n'est pas dépourvu de
ténèbres, bien que,
par la simplicité du monde supérieur, l'obscurité semble absorbée par
la
lumière. A l'inverse, l'obscurité règne dans le monde infime quoique ce
ne soit
pas le cas qu'il ne s'y trouve pas de lumière; bien
que la figure
la représente dissimulée plutôt qu'évidente. Dans le
monde moyen, la
situation reste encore moyenne. Donc si vous
cherchez à comprendre
l'ordre et les interstices entre les secteurs, procédez par
subdivisions."
C’est cette limitation du monde physique par rapport au monde
intellectuel et
virtuel des mathématiques qui conduira Giordano Bruno à sa conception
de la
monade.
Mais à la différence du schéma statique de Cusa, le Taï chi
est
essentiellement circulaire, symbolisant le Devenir cyclique
équilibré de
la nature. Dans la circulation, le dernier finit par se superposer
au
premier, l'oméga, dernier d'un cycle devient l'alpha, premier du cycle
suivant,
dans une évolution continue.
La progression de l'engendrement.
Les nombres de la Tétraktys se trouvent aussi dans le verset du Tao te
King, où
Lao Tsé dit que le Tao engendre le Un, le Un engendre le
Deux, le
Deux engendre le Trois, et le Trois engendre toutes choses.
On peut penser que Lao-Tseu a connu la Tétraktys pythagoricienne. C'est
tout à
fait possible, si l'on considère les chronologies correspondant à
l'empire
achéménide qui favorisa les échanges culturels. (voir le schéma
chronologique ICI)
Mais ce verset ne figurerait pas dans le Tao te King, s'il n’exprimait
pas les
principes du taoïsme. Il ne faut donc pas y voir une filiation au sens
historique mais une parenté métaphysique : l’ordre en trois niveaux: 1,
2 et 3
de l'univers et de sa connaissance, qui sont indissociables.
(voir les
trois niveaux de la connaissance)
Quant à l'Un transcendant, non manifeste, le Tao, il correspond au
zéro. Car si
l'on considère les premiers nombres entiers comme des exposants, on
comprend
que le zéro produit le 1, car n0 = 1 et
n1 = n.
Le 1 comme exposant produit donc la racine dix, le deux produit son
carré 100
et le trois le cube 1000 du système décimal; et le cube est le volume
de toutes
les choses matérielles tangibles. Mais dans l'optique du Yi
king, le Deux
signifie aussi la dualité ou coïncidence des contraires et le Trois
le
trigramme représente une étape de transformation dans le temps.
La trilogie de l'arbre de Vie.
La trilogie du schéma de N. de Cues est celle des trois hypostases
néoplatoniciennes: l'Un, l'intellect et l'âme. Elle est comparable à
l'énergétique de la médecine traditionnelle chinoise, selon laquelle la
vie et
l'homme sont placés entre les énergies du Ciel et de la Terre. La
position
moyenne de l’homme et de la vie entre Ciel et Terre est représentée
dans
beaucoup de cultures par l'arbre de vie. Ainsi l'arbre Yggdrasil des
traditions
européennes nordiques, souvent inscrit dans une sphère,
représente le
monde secret de la Terre par les racines et le mystère du Ciel par la
cime. En
équilibre entre les deux, à l'horizontale autour du tronc commun, se
développe
le monde manifesté de nos sensations et suppositions. Il est orienté
par les
quatre azimuts assimilés aux quatre éléments. Dans la tradition
chinoise où les
éléments sont au nombre de cinq, l'élément supplémentaire Terre occupe
le
centre.
La théorie des éléments.
Le déploiement horizontal des éléments et de leurs qualités, manque au
schéma
de N. de Cusa, qui ne présente que la hiérarchie verticale. Il parle
pourtant
bien des éléments et des arts dans la seconde partie de « De
coniecturis ».
Mais il les interprète toujours dans le cadre numérique, par les
proportionnalités des quatre nombres de la Tétractys. ll dit que la
raison
seule est la cause de tout art raisonnable. Il faut comprendre que le
mot ratio
en latin signifie avant tout le calcul, le compte, les rapports ou
proportions
entre les nombres. Il faut reconnaître aussi que les pythagoriciens ont
découvert les accords musicaux. En effet, la qualité des accords
sonores, mais
aussi celle des couleurs, dépend des résonances ou interférences
d'ondes qui ne
se produisent que par rapports entiers de longueurs d'ondes.
Il existe
donc bien un rapport réel, mathématique, physique et rationnel entre
les
nombres et les qualités perceptibles, dont les fondements scientifiques
sont à
chercher dans la géométrie et mécanique des ondes.
(voir
Rythmodynamique)
Par contre, le modèle pythagoricien de N. de Cusa reste ontologique et
statique. Fondé sur des rapports de nombres et de grandeurs, son modèle
est
plus proche des mesures de la physique que du sens de la métaphysique.
Préoccupé par l'être, il ne prend pas en compte le temps et le devenir,
ni le
mouvement et son rapport avec l'énergie et l'inertie, qui donnent une
orientation et un sens aux éléments ou aux trigrammes du Yi
king chinois.
(voir
la
théorie des éléments)
Le sens qualitatif, à la fois fonctionnel, esthétique, émotionnel,
éthique, tel
que décrit dans les théories des éléments des médecines traditionnelles
orientales est pratiquement absent des considérations de N. de Cusa. Il
s'intéresse davantage aux rapports numériques qui engendrent
les
différences qualitatives qu'aux qualités elles-mêmes qui donnent un
sens à
l'existence.
La trilogie néoplatonicienne et le retour à
l'unité que Nicolas de Cues postule selon sa logique de coïncidence des
opposés, est un processus cyclique analogue aux principes des
cosmologies orientales et à leurs théories des éléments . C'est une
trilogie épistémologique et causale comparable au
modèle systémique et qui est indissociable
des conditions physiques de matière-espace-temps.
Conclusion.
Dans le passé de notre civilisation, le néoplatonisme et les modèles
pythagoriciens
ont joué un rôle non négligeable. Mais ils ont été éclipsés par la
logique
aristotélicienne et son pragmatisme. Le résultat actuel est une crise
de la
civilisation matérialiste qui n'est pas seulement financière, politique
et
religieuse, mais qui est surtout une crise de la pensée logique.
Pour comprendre et redonner un sens à l'univers, il ne s'agit pas de
rejeter
les acquis de l'aristotélisme et des technologies, pour tomber dans
l'extrême
contraire du mysticisme dogmatique. Mais il faut les compléter par la
logique
néoplatonicienne de coïncidence des opposés. Cette logique relativise
le
dogmatisme des "vérités" scientifiques ou religieuses qui ne sont que
des suppositions, des croyances ou hypothèses. Elle conduit à une
vision
globale, systémique, qui permet de comprendre les différences sans les
refuser.
Il ne s'agit pas de revenir à des croyances et traditions dépassées,
mais de
penser autrement, selon un nouveau modèle logique, un nouveau paradigme
qui
tienne compte des niveaux de la connaissance. L'étude de cultures
diverses,
anciennes et modernes, traditionnelles et scientifiques, fait découvrir
les
principes universels qui leur sont communs. C'est en effet la diversité
et non
pas l'uniformité qui est à l'origine de toute évolution créative et du
progrès.
SOURCES: