Chapitre  VIII

Interprétation fonctionnelle des médecines traditionnelles

 

Résumé comparatif des principes fondamentaux.

Les principes fondamentaux des trois systèmes médicaux traditionnels peuvent à présent être brièvement résumés et comparés.

Pour bien comprendre l'ayurvéda, il faut savoir que dans la philosophie  du Samkhya et la pensée orientale en général, la réalité, ce n'est pas la matière. Celle-ci n'est pas un  principe ontologique, fondement de tout ce qui existe, comme pour les sciences cartésiennes et pour la culture gréco-romaine en général. La réalité est ce qui émerge de l'acte de connaissance. Elle résulte de l'interaction entre le sujet conscient et l'objet connaissable  (à l'origine entre Purusha et Prakriti), dualité qui est dans la vie concrète celle entre les organes des sens et les qualités sensorielles symbolisées par les cinq éléments. Autrement dit, pour la pensée indienne, la réalité extérieure, ce n'est pas la matière, mais ce sont les qualités qui indiquent les relations que nous avons avec l'environnement qui est désigné par le terme manifestation. C'est pourquoi l'ayurvéda est essentiellement empirique. Toute la pratique médicale, diagnostique et thérapeutique, est guidée par les qualités sensorielles symbolisées par les cinq éléments. Mais ces qualités sont regroupées dans les principes fonctionnels que sont les Tri Doshas, qui sont en fait une application à  la médecine de la théorie des trois Gunas, origine de toute manifestation. Les trois humeurs Kapha, Pitta et Vata ont en effet des significations fonctionnelles abstraites comparables à celles des éléments chinois et des thèmes épistémologiques, mais elles sont aussi en relation avec les qualités sensorielles, car chacune d'elles est composée d'une paire d'éléments cosmiques qui  représentent ces qualités. Alors que la théorie indienne des éléments se situe au niveau de la connaissance empirique-analytique, la théorie des Tri Doshas se place donc au niveau de la connaissance déductive-fonctionnelle.

 Pour le bouddhisme, contrairement au Samkhya, la connaissance du monde et des choses est une illusion résultant de l'ignorance fondamentale de notre vraie nature. Le monde n'est pas vraiment nié dans le bouddhisme, mais il n'existe que par l'idée erronée que nous nous faisons du Moi et qui provoque l'attachement, la colère et la confusion mentale. Ces "trois poisons" remplacent dans le bouddhisme les trois Gunas. Ils sont à l'origine des trois humeurs. Les explications métaphysiques et les dénominations changent donc dans la médecine bouddhique et tibétaine, mais les principes fonctionnels restent exactement les mêmes que dans l'ayurvéda d'inspiration védique.

Le principe fondamental du système médical chinois est la dualité Yin-Yang. Le principe ternaire a un rôle secondaire, quoique indispensable, notamment dans la théorie des méridiens et de leurs "niveaux d'énergie". Mais à côté du Yin-Yang, le principe le plus important est celui des cinq éléments que les Chinois appellent les cinq mouvements. La pensée chinoise est en effet très différente de la pensée indienne. La réalité essentielle de l'univers n'est ni la matière ni la sensation ou connaissance que nous avons des choses, mais le changement, la métamorphose perpétuelle. C'est pourquoi la dualité, le Yin-Yang, ne signifie pas seulement l'acte de connaissance comme dans le Samkhya, mais toute interaction, tout fonctionnement ou principe de changement, et il pénètre ainsi toutes les manifestations, qui ne sont que des états passagers dans la transformation de l'univers. Les éléments sont donc considérés par les Chinois comme les phases fondamentales dans les cycles de transformation de l'univers. Ils ont principalement une signification fonctionnelle, contrairement aux cinq éléments des Indiens, qui signifient des qualités sensorielles. L'élément chinois se situe sur le plan fonctionnel, correspondant au niveau de la connaissance rationnelle déductive, alors que l'élément indien est défini sur le plan de l'expérience empirique-analytique.

A première vue une comparaison entre éléments chinois et indiens paraît difficile, voire impossible. Aussi bien leurs noms que leurs significations, correspondant à des niveaux d'intégration différents de la connaissance, tout semble les rendre incompatibles. Pourtant ils jouent bien le même rôle fondamental qui consiste  à symboliser la relation que nous avons avec les choses, de leur donner une signification, soit qualitative, soit fonctionnelle. Mais ce rôle est aussi celui des thèmes épistémologiques qui ont été présentés au chapitre  . Les six termes qui composent les trois antagonismes et qui définissent le sens fonctionnel ou subjectif de la matière, de l'espace et du temps, ont en effet le caractère de symboles. Représentant les conditions fondamentales du fonctionnement de tout système ouvert - et par conséquent aussi celles de la connaissance - ils ont, comme les éléments traditionnels, le sens de relations fonctionnelles primordiales qui se retrouvent, manifestées de manière fort diverses, à tous les niveaux de la réalité et qui, selon le niveau, sont exprimées par des termes différents mais homologues ou analogues. Il est donc logique d'aborder l'interprétation des médecines traditionnelles  par la comparaison de chacune des deux théories des éléments avec le système des thèmes épistémologiques.

La théorie des cinq éléments et les thèmes épistémologiques.

La théorie des trois fonctions biologiques primordiales développée dans le premier livre, est bâtie sur l'idée qu'un objet de connaissance n'a de sens que par ce que le sujet lui attribue dans la relation duelle de la connaissance. Ceci correspond précisément aux conceptions du Samkhya, mais aussi des autres philosophies orientales. De raisonnements comparables devraient résulter des conclusions semblables. En effet notre théorie fonctionnelle aboutit à l'établissement d'une série de six thèmes épistémologiques fondamentaux qui marquent le point où le sujet attribue une signification à l'objet. Dans les traditions, ce rôle appartient aux éléments cosmiques. C'est par leur intermédiaire que le connaisseur attribue des qualités et des propriétés fonctionnelles à l'objet. Il se justifie donc de procéder à une comparaison systématique des éléments des différentes traditions avec les thèmes épistémologiques.

La différence entre la théorie indienne des éléments et la théorie épistémologique réside dans le fait que, pour la première, les significations des éléments naissent des cinq sens, alors que pour la seconde, celles des six thèmes émergent de la structure fonctionnelle de la raison, du système neuro-cybernétique, et par conséquent de l'organisation biologique. La conception de la réalité (ou plutôt de la connaissance de la réalité) qui est défendue ici, est la même que celle du Samkhya; cependant celui-ci considère le problème sur le niveau empirique du phénomène, alors que nous l'étudions sur le niveau déductif de la structure fonctionnelle. Cette différence de niveau de la connaissance rend la comparaison difficile mais non pas impossible, car les conditions fonctionnelles primordiales, celles dont dépend la survie et l'évolution du système ouvert, sont nécessairement et par définition les mêmes sur tous les niveaux.

Dans l'interprétation de la tradition chinoise, on ne rencontre pas cette difficulté de niveau. Le rôle des éléments  dans la relation de l'objet au sujet est le même que dans la tradition indienne. Mais ici, le symbolisme place le problème aussi au niveau fonctionnel. La théorie chinoise des cinq éléments et des organes qui leur sont attribués est donc directement comparable aux conceptions fonctionnelles de la théorie épistémologique. Cependant, pour pouvoir comparer, il faut encore traduire le symbolisme chinois en termes abstraits de notre langage scientifique. Une telle interprétation a déjà été faite par Jochen M. Gleditsch. A la tendance actuelle, en Chine comme en Occident, de pratiquer l'acupuncture en faisant abstraction de la théorie des cinq éléments, ce médecin allemand a opposé un essai d'interprétation fonctionnelle et psychosomatique des éléments, en les décrivant par une "image fonctionnelle" exprimée dans le langage de notre époque. Ce travail peut être utilisé directement pour la comparaison des éléments chinois avec les thèmes épistémologiques, car il est exprimé dans les termes mêmes qui ont été utilisés pour décrire les antagonismes définissant les fonctions primordiales.

Après les difficultés liées aux niveaux et aux langages, cette comparaison se trouve confrontée encore à celle de la différence de structure des deux théories. Alors que la théorie fonctionnelle conduit à six thèmes épistémologiques, les traditions indienne et chinoise reconnaissent cinq éléments relatifs aux cinq sens. Cela paraît rendre les deux conceptions incompatibles. Mais cette différence n'est qu'une apparence. Dans la réalité de la pratique, les médecines indienne et chinoise s'appuient chacune sur une théorie comprenant en fait un sixième élément virtuel. En effet l'ayurvéda fait correspondre  deux éléments à chacun des trois Doshas, ce qui l'a conduit à introduire "un aspect de  l'eau" comme sixième élément virtuel. Dans l'acupuncture chinoise, la sixième paire de méridiens Yin et Yang, le "Maître du Coeur" et le "3 Réchauffeur" sont attribués à l'élément "Feu ministériel", dont le sens fonctionnel est différent de celui du "Feu impérial". Il semble donc bien que le nombre six soit fondé sur une nécessité ontologique (sur la dualité de la fonction ou de la connaissance multipliée par le principe ternaire du phénomène), alors que le nombre cinq, le nombre des sens, qui peut d'ailleurs être  contesté par la biologie, est le résultat des événements aléatoires de l'évolution. Rien ne s'oppose donc à comparer ces théories des éléments avec les six thèmes épistémologiques.

Eléments chinois et thèmes épistémologiques.

Les éléments chinois, tels qu'ils ont été décrits par les images fonctionnelles de J. M. Gleditsch, sont confrontés aux thèmes épistémologiques dans un premier tableau (Fig. 8). Les colonnes indiquent les homologies entre éléments et thèmes épistémologiques. Ceux-ci sont disposés de façon à mettre en évidence les antagonismes fonctionnels dont ils résultent.

Sous le nom de chaque élément figurent l'organe interne, l'organe sensoriel ou l'orifice correspondant, ainsi que le tissu corporel, qui lui sont reliés et qui manifestent sa fonction. Ce symbolisme a guidé Gleditsch  dans l'expression de ses images fonctionnelles et il reste plus évocateur du sens des éléments que les listes de termes abstraits du tableau. Ces significations fonctionnelles ont déjà été décrites dans la théorie des organes et viscères. Il importe de les rappeler brièvement ici pour mettre en évidence l'homologie des éléments chinois avec les thèmes épistémologiques, dont le sens est représentée dans le tableau par les thèmes secondaires (chapitre  ) et d'autres termes qui ont été utilisés pour définir les fonctions primordiales.

  La Rate, correspondant à la Terre nourricière, se manifeste à la chair et par la bouche qui signifie contact intime avec la matière: la substance nutritionnelle qui comprend aussi l'eau. Responsable de l'assimilation, transformation et construction de matière organique, elle équivaut au thème Substantialité.

Le Foie, dont l'élément est le Bois, se manifeste au regard, et aux muscles et tendons, organes de l'action. Il détermine la force et toute dépense d'énergie et dirige toute activité motrice, ce qui correspond au thème Dynamisme.

Le Coeur, par son symbole, le Feu impérial signifie l'ordre et l'unité, la concentration du pouvoir, donc la volonté et le Moi, bien plus que l'action elle-même, qui est exécutée par le Foie. Il se manifeste d'ailleurs par la langue, c'est-à-dire la parole, et par les vaisseaux, système de communication dont il est le centre, et non pas par des organes moteurs. Il a donc bien le sens du thème Continuité.

A l'opposé du Coeur, le Poumon, ou élément Métal, se manifeste à la périphérie, à la peau et aux poils. L'organe poumon et le nez ouvrent l'organisme vers l'atmosphère et l'environnement en général. Ils symbolisent donc la réceptivité passive aux influences  de la multiplicité du monde extérieur. C'est pourquoi le Poumon est l'homologue du thème Discontinuité.

Bien que le Rein corresponde à l'élément Eau, il se manifeste aux os du squelette et symbolise donc la stabilité des structures corporelles. Or toute structure est aussi témoin d'un passé, dont elle est le résultat, et constitue donc une information potentielle, une mémoire. En effet, le Rein, dépositaire du Jing inné qui détermine les structures héréditaires, signifie aussi conservation, hérédité et reproduction. Le symbolisme du Rein équivaut donc au thème Détermination.

Enfin, l'antagoniste de la Détermination peut être assimilé au Maître du Coeur (M.C.) ou Feu ministériel. La fonction du ministre chargé d'élaborer des projets suppose un pouvoir d'adaptation, d'innovation, d'invention et d'intuition. Ces qualités se retrouvent toutes dans la définition de l'Indétermination.

L'image fonctionnelle du M.C., qui figure sur le tableau, a été composée par des termes empruntés soit au Bois-Foie, soit au Métal-Poumon ou par de nouveaux termes synonymes  (entre parenthèses). La théorie des organes des Chinois ne comprenant que cinq éléments (contrairement à celle des méridiens qui en a six), le sens fonctionnel d'importance vitale de l'Indétermination devait donc forcément glisser sur d'autres éléments-organes d'activité similaire. Il apparaîtra plus loin que le Dynamisme (Bois-Foie) et la Discontinuité (Métal-Poumon) sont en effet des thèmes synergiques de l'Indétermination.

Avec ce sixième élément (Feu ministériel-M.C.), l'homologie entre les thèmes épistémologiques et les éléments chinois peut donc être établie sans équivoque, pour autant que l'on tienne compte des glissements de significations fonctionnelles que provoque la réduction des six éléments effectifs de la théorie des méridiens aux cinq éléments-organes de la théorie des organes et des viscères.

éléments chinois

Eléments indiens et thèmes épistémologiques.

Il devient possible à présent d'aborder le problème des cinq éléments indiens. Dans l'ayurvéda, l'élément est décrit par ses propriétés physiques et ses qualités sensorielles. L'élément n'a pas en lui-même une signification fonctionnelle comme dans la médecine chinoise, car l'intégration fonctionnelle de l'organisme n'est pas expliquée par les éléments mais par la théorie des trois Doshas, les trois humeurs Vata, Pitta et Kapha, qui représentent sur le plan biologique ce que les trois Gunas du Samkhya signifient sur le plan universel. Ces principes ternaires ont en effet des significations fonctionnelles précises qui ont déjà été décrites dans le chapitre consacré à l'ayurvéda et qui sont résumées et confrontées aux thèmes épistémologiques dans le tableau suivant (Fig. 9).

Il est facile de constater sur ce tableau que les qualités physiques, physiologiques ou psychiques de l'humeur Kapha, ou le sens fonctionnel du Guna Tamas qui lui correspond, sont comparables aux significations réunies des thèmes Détermination et Substantialité. De même Vata ou Sattva décrivent les qualités de la Discontinuité et de l'Indétermination alors que Pitta ou Rajas expriment les thèmes Dynamisme et Continuité (2).

Par l'intermédiaire de ces trois humeurs, il est donc possible d'établir non pas une équivalence mais un rapport analogique entre les qualités sensorielles des éléments indiens et les thèmes épistémologiques (ou leurs homologues, les éléments chinois). En effet, l'ayurvéda affirme que la terre et l'eau forment Kapha, le feu et un aspect de l'eau forment Pitta et l'air associé à l'éther forme Vata (3).

Ces éléments indiens sont écrits en lettres minuscules pour ne pas les confondre avec les éléments chinois qui continueront à être écrits avec une majuscule, car, paradoxalement, les éléments de même nom des deux traditions ne correspondent jamais au même thème fonctionnel. Pour  éviter les confusions, il faudra donc toujours se référer aux thèmes épistémologiques.

Ainsi la qualité ferme et dure de la terre évoque la stabilité et la structure conservatrice rigide du thème Détermination, cet élément correspond donc à l'Eau-Rein des Chinois.

L'humidité, la plasticité et la viscosité de l'eau, par contre, rappelle davantage la  fonction anabolique et la gestion des liquides organiques que les Chinois attribuent à la Rate, qui représente l'aspect fonctionnel homologue du thème Substantialité.

La chaleur brûlante du feu,  contraire aux qualités de l'eau, correspond, elle, au catabolisme et au thème Dynamisme.

L'aspect de l'eau qui contribue avec le feu à former Pitta ne peut être que son caractère visqueux, adhérent, capable de lier la poussière d'argile, permettant de fabriquer des formes, des ensembles. C'est donc bien cet aspect de l'eau qui crée l'unité de l'ensemble, la Continuité.

La relation de l'élément air avec la fonction respiratoire, qui appartient chez les Chinois au Métal-Poumon, est évidente. Le "souffle" indien (prana) possède d'ailleurs le même sens symbolique que le "Qi" chinois qui est régi par le Poumon, organe dont le sens symbolique est l'homologue du thème Discontinuité.

Quant à l'éther, sa nature fine, subtile, insaisissable, évoque l'Indétermination, le hasard qui surgit du néant, ou le libre choix, condition de l'adaptation.

 homologies des éléments


Synthèse: le modèle d'intégration fonctionnelle.

Les tableaux des homologies laissent apparaître une logique de l'ensemble, une cohérence fondée sur le fait que les thèmes ou éléments s'organisent non seulement selon les trois antagonismes ou fonctions postulés dans l'approche scientifique des interconnexions globales, mais qu'ils se regroupent encore deux par deux pour former les trois synergies qualitatives ou fonctionnelles que représentent en réalité les trois humeurs de l'ayurvéda.  Les antagonismes sont ceux qui définissent le sens fonctionnel de la matière, de l'espace et du temps et, par conséquent, les trois fonctions primordiales. Cependant l'antagonisme n'est pas une signification en soi mais une fonction; il indique seulement une séparation entre deux significations contraires. Les trois antagonismes primordiaux représentent donc les limites que matière, espace et temps imposent à l'existence. Ils fixent les conditions fonctionnelles et existentielles du système ouvert. D'autre part tout antagonisme est susceptible d'être représenté par une équation. Il est donc de nature limitative et quantitative.

Les trois synergies par contre, que la tradition indienne appelle les trois Doshas ou les trois Gunas, signifient des valeurs qualitatives ou des états fonctionnels. Chacune de ces trois "humeurs" représente la synthèse de deux éléments qui, à eux seuls, ne désignent que des qualités sensorielles, mais qui, par leurs relations avec les Doshas, reçoivent une signification fonctionnelle, de sorte qu'ils peuvent être considérés comme des symboles homologues aux thèmes épistémologiques. Chaque Dosha représente par conséquent un symbolisme qui émerge d'une paire d'éléments correspondant à des thèmes épistémologiques. Ces synergies de thèmes représentent donc des états qualitatifs ou fonctionnels primordiaux des systèmes, une manière d'être qui a une valeur subjective, signifiante, pour le connaisseur. Dans la philosophie du Samkhya, cela s'appelle la manifestation et constitue le fondement de la réalité connaissable.

Les relations des thèmes, telles qu'elles ressortent du tableau des homologies, apparaissent comme une séquence alternative d'antagonismes et de synergies qui se referme sur elle-même dans un mouvement circulaire. On peut donc les représenter sous forme d'un cercle où les éléments, et les humeurs Kapha, Pitta et Vata auxquels ils correspondent, occupent, en tant que symboles du manifesté, des surfaces sectorielles, alors que les antagonismes, les fonctions primordiales appelées homéostasie, hétérostasie et téléostasie y figurent comme simples lignes de séparation, ce qui rappelle qu'ils sont seulement les conditions, les limites de la manifestation.

Par les homologies des éléments indiens et chinois avec les thèmes épistémologiques, ce schéma circulaire montre comment la théorie des trois fonctions primordiales s'articule sur la théorie védique des trois Doshas (ou des trois Gunas). Chaque thème épistémologique est en effet à la fois l'un des deux termes d'un antagonisme et un des deux termes d'une synergie. La philosophie du Samkhya indique donc que dans un même système fonctionnel il ne peut y avoir d'antagonismes sans synergies. Cela ne fait que confirmer le principe d'antagonisme de Lupasco en le complétant: l'antagonisme étant lui-même un terme fonctionnel, il n'est concevable que par rapport à son contraire, la synergie.

La théorie des trois fonctions primordiales développée dans le premier livre ne suffisait pas pour décrire le fonctionnement d'un ensemble, car elle n'expliquait pas comment ces trois fonctions sont coordonnées. Les synergies de thèmes apportent à présent la solution de ce problème. Cette jonction entre antagonismes et synergies, entre fonctions et significations, entre le quantitatif et le qualitatif, est fondamentale pour la compréhension du fonctionnement de tout ensemble, de tout système ouvert, donc de l'univers en général comme de l'autorégulation biologique, dont la connaissance, le système neuro-cybernétique, n'est qu'un cas particulier. C'est pourquoi ce schéma peut être appelé "modèle d'intégration fonctionnelle" (MIF) des systèmes ouverts. En effet, sa validité est universelle en raison du caractère fondamental et universel de ses prémisses: la matière, l'espace et le temps, conditions ontologiques de tout système. Ce schéma est parfaitement en accord avec toutes les théories traditionnelles importantes, non seulement indiennes, mais aussi chinoises ou tibétaines. Mais avant d'entrer plus en détail dans l'interprétation des médecines traditionnelles, il est nécessaire de bien comprendre ce modèle de l'intégration fonctionnelle des systèmes ouverts, donc de le vérifier et de lui donner une interprétation sur le plan scientifique. Ce modèle inspiré de la tradition contient en effet implicitement les lois les plus générales qui régissent aussi bien les phénomènes physiques que biologiques, car il donne une vision d'ensemble cohérente des conditions de fonctionnement et des interconnexions de tout système, et dans ce sens il ouvre des perspectives entièrement nouvelles et imprévues pour la compréhension globale des phénomènes de toute nature.