Chapitre VITraditions orientales et sciences occidentalesScience
et Tradition: divergences et complémentarité.
Dans la première partie
de cet essai, le problème de l'unité fonctionnelle de l'organisation biologique
a été abordé en partant de conceptions qui se sont imposées aux sciences
physiques comme de nouveaux principes axiomatiques. Formuler une théorie
globale de la médecine qui soit crédible nécessite en effet un langage de notre
époque et de notre civilisation, qui n'ait pas recours à des termes empruntés à
des traditions anciennes ou étrangères. Ceci ne signifie pas pour autant que
celles-ci ne puissent pas nous être de quelque utilité. Mais pourquoi tenir
compte des traditions ? Que peuvent-elles nous apporter de plus que les
sciences ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut se souvenir des
trois niveaux de la réalité de Ken Wilber
- Esprit, Mental et Matière - auxquels correspondent les trois niveaux de
la connaissance rationnelle: le niveau symbolique de l' Etre avec sa logique
synthétique, le niveau déductif de la fonction, celui de la logique de
l'antagonisme, qui fait l'objet de cette étude, et enfin le niveau empirique du
phénomène soumis au principe classique de non-contradiction, qui est celui des
sciences expérimentales et de leur méthode. (voir Fig. 2, chapitre ) Selon Wilber, et conformément à la pensée systémique qui a été évoquée
dans la première partie, il existe une hiérarchie entre les différents niveaux,
de telle sorte que:
"... le supérieur ne peut être expliqué par l'inférieur ni découler
de celui-ci ... Les divers niveaux sont donc en interpénétration et en
interconnexion mutuelle. Mais pas de façon équivalente. Le supérieur transcende
mais inclut l'inférieur - et non l'inverse. En d'autres termes, l'inférieur est
"dans" le supérieur, mais tout le supérieur n'est pas dans
l'inférieur." (1) Cette affirmation d'une
hiérarchie signifie qu'une théorie permettant de comprendre le fonctionnement
d'un ensemble ne pourrait pas être déduite des seules propriétés des éléments
constitutifs de cet ensemble. La méthode de Descartes, le réductionnisme scientifique
strict, rendrait donc toute découverte de lois générales impossible. S'il n'en
est heureusement pas ainsi, ce n'est pas parce que cette hiérarchie
n'existerait pas ou qu'elle se présenterait dans le sens inverse, mais parce
que les chercheurs sont des hommes et non pas des machines. Ils n'ont pas
seulement une raison analytique, mais encore une raison déductive et les
meilleurs ont même une intuition, une raison synthétique. Einstein a beaucoup
insisté sur le rôle de l'intuition dans la genèse des grandes découvertes
scientifiques. Il est certain, d'autre part, que l'on peut fournir autant de
données que l'on voudra à une machine informatique, elle ne réinventera pas la formule
d'Einstein, si elle ne la contient pas au moins implicitement dans ses
programmes. L'intuition elle-même n'est pas une idée qui sort du néant. Elle
est fortement dépendante de l'éducation générale du chercheur, de son héritage
culturel, donc de sa tradition. La différence entre
sciences et tradition réside justement dans le fait qu'elles procèdent en sens
inverse l'une de l'autre dans leur approche du réel. Alors que les sciences
cherchent à déduire les lois générales à partir des données empiriques, les
traditions interprètent les faits d'expérience selon une représentation
synthétique et symbolique du monde qui résulte elle-même de la contemplation
transcendantale de grands mystiques, fondateurs de traditions en général
ésotériques. Ces deux voies différentes ne sont en réalité pas aussi
incompatibles qu'elles paraissent (aux yeux des occidentaux surtout), en ce
sens que dans la pratique, le mental, donc la raison humaine, fonctionne
simultanément sur les trois modes: synthétique, déductif et analytique, les
niveaux étant inséparablement interconnectés. On peut même affirmer que la
connaissance rationnelle, la seule qui sera applicable tout au long de la
présente approche de la tradition, fonctionne comme un système, ouvert à la
fois sur un niveau supérieur, spirituel, et sur un niveau inférieur, matériel. Traditions et sciences
devraient donc être en principe complémentaires, la première permettant de
concevoir les grandes synthèses inspirées de la méditation transcendantale, la
seconde vérifiant et précisant les idées issues de la philosophie et de
l'intuition. Qu'il n'en soit pas ainsi actuellement n'est la conséquence ni
d'une contradiction ou incompatibilité naturelle entre ces deux voies de la
connaissance, ni d'une erreur fondamentale de l'une ou de l'autre, mais le
résultat d'une évolution historique. Réalisme et rationalisme des traditions.
La meilleure définition
de la tradition et la meilleure introduction à ses valeurs a été donnée par Michel Random dans son livre "La
Tradition et le Vivant":
"Que faut-il entendre par
tradition ? C'est un mot qui prête à confusion. Est-ce une référence à des
idées passéistes ? Est-ce une doctrine tirée de l'étude de différentes sources,
telles que sciences ésotériques et religions diverses ? Ce que nous entendons
par tradition c'est essentiellement ce qui est permanent et stable à travers
les lieux, les cultures et les religions. Il existe une science primordiale
liée aux propriétés du vivant et à la "sagesse" de la nature, qui est
le fondement de toutes connaissances. Chaque fois que cette tradition est
altérée ou perdue, elle réapparaît sous différentes formes dans l'histoire des
civilisations et de l'humanité. Le concept fondamental est extrêmement simple:
l'homme et l'univers, le microcosme et le macrocosme sont ensemble l'expression
d'une même et unique harmonie et le miroir l'un de l'autre." (2) Cette stabilité et
permanence de certains contenus traditionnels que l'on retrouve en différents
lieux et à différentes époques, n'est pas un mystère en soi et ne relève pas
d'un holographisme flou. Elle peut être expliquée par deux causes essentielles. La première raison est
que toute connaissance, pour être valable et crédible, doit être adéquate. Cela
signifie que la représentation, même si elle est symbolique, que nous nous
faisons du monde, doit correspondre à une réalité vérifiable, que celle-ci soit
phénoménale ou transcendantale. La stabilité de la tradition repose sur une
réalité permanente et universelle qui transcende la réalité exprimable en paroles,
tout en étant à son origine. La seconde raison réside
dans la transmission orale et initiatique de l'expérience du maître à l'élève
et surtout dans la méditation qui est une forme de vérification des réalités
d'ordre symbolique ou transcendantal. Cette forme de transmission et de vérification
confère la permanence et la vitalité à la tradition. L'initiation orale a été
pratiquée par nécessité avant l'apparition de l'écriture et elle est encore
exigée de nos jours dans les traditions bouddhistes et hindouistes. Selon
celles-ci, l'enseignement oral et initiatique d'un gourou est indispensable
pour progresser dans la voie spirituelle, donc pour accéder aux niveaux
supérieurs de la connaissance symbolique ou de l'expérience transcendantale.
Cette forme de transmission est l'ésotérisme dans le vrai sens non péjoratif du
terme; elle est la condition même d'une tradition vivante. Les traditions
exotériques au contraire, celles qui se fondent sur l'interprétation
rationnelle des écritures saintes censées révéler la vérité une fois pour
toutes, restent figées, et si elles ne sont pas accompagnées de pratiques
contemplatives, elles évoluent inévitablement vers une lente dégénérescence
(comme un système thermodynamique fermé évolue vers une entropie croissante).
L'importance de l'ésotérisme dans la diffusion à travers le monde et à travers
les âges de contenus traditionnels ne doit pas être sous-estimée, car
l'ésotérisme ne connaît point de frontières et ne laisse pas d'autre trace que
celle, parfois, de représentations symboliques, qui peuvent cependant changer
de forme en passant d'une culture à l'autre. Contrairement à
l'exotérisme, l'ésotérisme n'a pas pour seul but la transmission fidèle
d'une révélation, mais aussi et surtout
la compréhension ou réalisation intime de la vérité. Le disciple doit exercer
un travail critique sur lui-même, confrontant la révélation du maître avec la
réalité de sa propre expérience. L'ésotérisme est donc en quelque sorte une
méthode de vérification expérimentale d'objets de la connaissance rationnelle
de niveau supérieur, concernant des réalités telles que l'origine et l'unité du
monde, ou notre relation avec l'univers, qui ne peuvent pas être expliquées par
la pensée réductionniste seule. L'ésotérisme assure donc non seulement la
permanence d'une tradition par la transmission fidèle des enseignements (ce que
les écritures font tout aussi bien), mais elle entretient encore sa vitalité
par la participation active des disciples et par la confrontation des
enseignements avec la réalité. Les vérités ésotériques, bien qu'elles ne soient
pas accessibles à tous, étant réservées aux initiés, ont donc un caractère
réaliste, contrairement à ce qu'en pensent les non initiés qui ne peuvent pas
les comprendre. Les cultures traditionnelles qui en sont issues permettent
d'organiser la vie pratique, la société, l'éthique et les sciences dans un
cadre qui soit en harmonie avec le monde. Beaucoup d'écrits, même
érudits, concernant les traditions, confondent le mysticisme ou ésotérisme
mystique avec les mythes ou la magie. Les mythes sont un ensemble de légendes
où figurent des dieux ou demi-dieux. Ils ont une signification sociale ou
morale qui ne dépasse pas le niveau rationnel accessible aux gens ordinaires
d'un peuple. La religion grecque antique offre l'exemple typique d'une
mythologie. Les symboles mystiques par contre désignent des réalités de niveau
supérieur. Ils expliquent des aspects de l'ordre universel et ne peuvent être
compris que par la connaissance synthétique ou paradoxale, transmise par
l'initiation. Ils restent donc un mystère pour le profane. La vie religieuse
égyptienne était guidée par un mysticisme ésotérique profond auquel était
associée toute une mythologie de dieux locaux indispensables aux croyances
populaires. Les contemporains grecs, habitués à leurs propres mythes
bucoliques, n'avaient saisi que ce dernier aspect de la théologie égyptienne;
ne pouvant accéder à l'ésotérisme initiatique, ils n'y virent qu'une forme
d'occultisme: l'hermétisme. En réalité le cercle des initiés n'était sans doute
fermé, hermétique, qu'à ceux qui, par leur manque de préparation et de
compréhension, risquaient de déformer et d'avilir les révélations mystiques. Le
préjugé grec concernant le mysticisme des autres cultures s'est transformé plus
tard en préjugé chrétien en raison du dogmatisme exotérique, avant de devenir
un préjugé pseudoscientifique. Si l'on reconsidère l'histoire des grandes
civilisations sans ce préjugé et sans s'arrêter aux détails des formes
culturelles différentes que peuvent prendre les expressions symboliques, on
s'aperçoit que toutes les traditions mystiques authentiques sont reliées entre
elles par une même structure des idées les plus fondamentales concernant
l'univers, la vie et l'homme. Cette structure a été formulée de la façon la
plus lapidaire par Lao-tseu, fondateur du taoïsme: le Un engendre le Deux, le
Deux engendre le Trois, le Trois engendre les dix-mille choses. Le Un est ce qui est
au-delà de la connaissance; pour les égyptiens, c'était le 'dissimulé"
(3), les bouddhistes l'ont appelé "vacuité". Les grands mystiques ne
le nomment pas, car toute expression verbale, faisant une distinction, détruit
l'unité sacrée. Malgré cela il a des noms tels que Atoum, Amon, Brahma,
Bouddha, Tao. Le Deux apparaît avec la
connaissance, le logos. Au début était le Verbe, première dualité entre le
sujet et l'objet. Le deux est donc l'antagonisme, principe de toute
connaissance, de toute fonction, de toute raison d'être de ce monde. Le Trois qui engendre
les "dix mille choses" de la création n'est pas de nature
transcendantale mais de nature phénoménale. Il concerne les propriétés et
qualités de tout objet de perception. L'aspect scientifique, quantitatif ou
fonctionnel, du principe ternaire a déjà été présenté dans le premier livre. La
contrepartie qualitative sera découverte par l'étude des principes
philosophiques des médecines traditionnelles. Cette structure, commune
à toutes les grandes traditions mystiques, émerge toujours de leurs divergences
qui ne concernent que des aspects particuliers de la réalité auxquels leurs
doctrines portent des accents différents. Au-delà de ces divergences de détail,
il n'existe qu'une grande Tradition (qui sera désormais écrite avec une
majuscule, à l'exemple de Nicolescu).
Cette Tradition est-elle un fait historique ? Est-elle fondée sur la
transmission effective d'une révélation dont l'origine s'est perdue dans la
nuit des temps ? Ou est-elle au contraire hors du temps et de l'espace,
concernant essentiellement la réalité métaphysique dans laquelle l'homme est
impliqué, comme le laisse entendre Nicolescu
? (4) A ces alternatives il est préférable d'opposer une réponse similaire à
celle que, selon Morenz, les anciens égyptiens donnaient à la question de
l'origine du monde. "Les Egyptiens, en
effet, ont donné à ce "quand" une réponse fort caractéristique qui
nous ouvre des horizons sur leur pensée: la création a eu lieu "la
première fois". Mais cela n'est pas un commencement absolu. C'est
seulement le commencement d'un processus... D'autre part, cela n'exclut pas la
succession chronologique; loin de là, cela inclut d'autres "fois"
similaires, fondamentalement innombrables, qui sont les répétitions." (5) L'évolution de la
Tradition est en effet similaire à l'évolution du monde. L'origine de la
révélation est indéterminée, comme la création. Même si elle a eu lieu une
première fois, elle est cependant renouvelée de façon cyclique. Chaque disciple
qui reçoit la révélation d'un maître spirituel, doit en faire une expérience
personnelle qui la renouvelle en la transformant. De même, les grandes
révélations apparues à des époques et dans des civilisations différentes
marquent toujours le début d'une nouvelle ère. Un examen attentif et sans
préjugés de l'histoire montre cependant que la révélation qui est à l'origine
d'une tradition, ne surgit jamais du néant ou de l'esprit d'un seul homme,
fût-il divin, elle fait toujours suite à d'autres traditions, et la révélation
de chaque grand mystique fondateur de religion s'inscrit sans aucun doute dans
une lignée ésotérique antérieure. Certaines traditions comme le bouddhisme
l'admettent, d'autres, faisant du personnage historique une divinité absolue,
ne peuvent évidemment pas l'avouer. Il faut reconnaître à leur décharge qu'une
grande révélation est toujours un événement qui a un caractère unique, car même
si elle fait suite à des révélations antérieures, la transformation de
celles-ci en fait une nouvelle illumination qui apparaît "pour la première
fois". Par sa transmission
d'une culture à une autre, le contenu de la Tradition se régénère donc en se
transformant. Au contraire, les traditions figées dans un dogmatisme exotérique
s'épuisent et lorsque la transmission ésotérique de la révélation est
interrompue, elles dégénèrent et disparaissent de fait, laissant la place à des
dogmes ou idéologies qui ne sont plus en harmonie avec l'univers, comme en
témoigne l'évolution désastreuse de notre civilisation occidentale. La Tradition repose donc
à la fois sur le fait historique que constituent les lignées ésotériques qui
lui assurent sa permanence, et sur une réalité métaphysique, la nature
biologique de l'homme, qui, par un processus cyclique de transformation et
d'évolution, lui confère la vitalité. La Tradition et l'évolution de la civilisation.
L'histoire commence avec l'Egypte et
avec l'apparition de l'écriture. Selon les conceptions contemporaines, une
évolution plus ou moins continue aurait conduit de la préhistoire à la
civilisation. Mais tel n'a de toute évidence pas été le cas pour l'Egypte. Hugo Fischer, dans son livre
"L'aube de la civilisation" écrit:
"C'est avec une surprenante soudaineté que le peuple égyptien,
créateur de civilisation, apparaît sur la scène de l'histoire... Dans son
ensemble, le vaste domaine de la civilisation subit, soudain, une élévation
inconnue jusqu'alors, il est porté par un souffle qui, venu de nulle part,
s'est abattu pour la première fois sur tout un peuple." (6) De son côté, Henri Frankfort commente
l'avènement de la civilisation égyptienne dans son ouvrage, "La royauté et
le dieux", par les précisions suivantes:
"Si nous étudions les nombreux monuments antérieurs aux dynasties,
en remontant aux premières d'entre elles, il faut admettre que l'apparition du
gouvernement pharaonique coïncide avec une série de phénomènes entièrement
dépourvus de précédents ... L'ascension de la première dynastie s'accompagne
d'un événement capital: l'introduction de l'écriture, ainsi que d'un progrès
technique réalisé par l'usage d'outils métalliques désormais répandus dans des
proportions considérables, de l'apparition de nouveaux modes d'expression dans
l'art monumental, bref, du passage décisif d'une civilisation rurale, encore
comparable à celles qu'on rencontre à travers l'Europe et l'Asie préhistorique,
à la civilisation la plus haute que le monde ait jamais connu." (7) Marthe
de Chambrun Ruspoli
n'admet pas qu'une culture aussi élevée ait pu surgir de nulle part. Dans son
livre bien documenté, "L'Epervier divin", elle relate de manière
vivante les événements qui ont marqué le début de cette civilisation qui est
aussi le début de l'histoire. Evoquant la légende d'Osiris, elle suggère:
"Ces écrits des anciens égyptiens généralement considérés comme des
expressions philosophiques et théologiques dépourvus de signification concrète,
peuvent, au contraire, servir d'aliment à une tout autre hypothèse, celle d'une
signification réelle qui se rapporte à un drame protohistorique suivi d'un
cataclysme et de la fuite des survivants." (8) Par une étude rigoureuse
et une interprétation intelligente, parce que dépourvue de préjugés, des textes
et légendes qui subsistent de cette époque, l'auteur parvient à la conclusion
que les civilisateurs de l'Egypte étaient des survivants de la légendaire
Atlantide, île disparue dans l'océan lors d'un cataclysme naturel appelé
Déluge. L'étude de la théologie
égyptienne à travers les textes les plus anciens, en particulier les textes des
pyramides (2345 av. J.-C.) et la "Théologie memphite" dont parle Frankfort, témoigne en tout cas de la
brusque irruption d'une pensée spirituelle du plus haut niveau d'abstraction
dans une population locale qui ne vénérait jusqu'alors que des dieux locaux. La
théologie memphite introduit en effet la conception nouvelle d'un dieu unique,
Ptah, dont tous les autres dieux locaux ne deviennent plus que des
manifestations particulières. Ptah est de nature transcendantale; il se place
avant et en dehors de la création qu'il induit pourtant par ses pensées et ses
paroles. Mais comme la langue égyptienne primitive ne connaissait pas les
termes abstraits, le texte dit qu'Atoum, dieu-soleil et principe créateur
proprement dit "naquit dans le coeur et sur la langue de Ptah". Selon
Frankfort "il faut donc lire ces
passages comme l'exact équivalent égyptien du début de l'Evangile de Jean: Au
commencement était le Verbe; le Verbe était avec Dieu et le Verbe était
Dieu." (9). Le couple antagoniste formé d'Atoum, soleil créateur, et de
Noun, chaos primordial, représente donc la première dualité, celle de la pensée
créatrice, que l'on retrouvera, identique, dans la philosophie indienne du
Samkhya. Les créatures sont générées ensuite selon différentes cosmogonies, des
généalogies par couples signifiant soit des éléments cosmiques, soit peut-être
des dynasties protohistoriques réelles, selon M. de Chambrun Ruspoli. Les plus
importantes sont l'ogdoade d'Hermopolis et l'ennéade d'Héliopolis. A travers
celle-ci on peut deviner un principe ternaire implicite. On trouve en effet des
représentations où Geb, la terre, et Nout, le ciel, sont violemment séparés par
Shou, l'air. Ce principe ternaire est par contre exprimé de façon explicite et
irréfutable, en tant que principe biologique fondamental, dans un texte des
pyramides évoquant la résurrection d'Osiris: "Son eau est dedans, étant
intacte; son sang est dedans, étant intact; son souffle est dedans, étant
intact." (10). Les égyptiens de l'Ancien Empire, et sans doute la civilisation qui les a
précédés, connaissaient donc ces trois humeurs qui sont la base de la médecine
indienne, l'ayurvéda, et que l'on retrouve toujours, dans toutes les grandes
traditions médicales, durant plus de quatre millénaires d'histoire de la
civilisation. La construction des
grandes pyramides venait d'être achevée en Egypte lorsque de grandes
civilisations urbaines apparurent, non seulement en Mésopotamie, mais aussi
dans la vallée de l'Indus. Cette dernière civilisation est moins connue,
n'ayant été révélée que par des fouilles archéologiques récentes. Les villes de
Harappa et de Mohenjo-daro dont l'époque se situe entre 2500 et 1500 av. J.-C.,
se distinguèrent par un urbanisme, une architecture et des conceptions de
l'hygiène du plus haut niveau. On y a aussi trouvé des représentations d'un
dieu à trois visages, assis dans la position d'un yogi et entouré d'animaux. Il
ne peut guère y avoir de doute que cette civilisation subissait l'influence de
l'Egypte dont on sait qu'elle entretenait des liaisons maritimes , à travers la
mer Rouge, avec les côtes asiatiques et africaines. C'est à cette époque
légendaire que remontent les traditions orales qui sont à l'origine des védas,
textes sacrés de l'hindouisme, attribués à une lignée ésotérique de maîtres
spirituels appelés les rishis. Pour l'égyptologue et orientaliste Evans-Wentz, qui publia la première traduction du
Bardo Tödol, le livre des morts tibétain, il ne faisait pas de doute que cette
succession des sages qui transmit les enseignements jusqu'au bouddhisme
tibétain, avait son origine en Egypte (11). Outre la similitude entre le livre
des morts tibétain et son équivalent égyptien, d'autres symboles importants
suggèrent l'origine égyptienne de la grande Tradition orientale. Ainsi Horus
est représenté naissant dans un lotus, préfigurant le symbole du Bouddha.
D'autre part Mâ'at, déesse égyptienne des lois fondamentales de l'existence, de
la vérité et de l'ordre du monde (12), se retrouve dans la philosophie indienne
du Samkhya sous le même nom Mahat, représentant "la contrepartie
matérielle et base de ce que nous nommons entendement ou raison".
Equivalent du Verbe de l'évangile de Jean, il est "le principe de la
manifestation" et "cause matérielle du monde". (13) La tradition orale de
cette époque prévédique comprenait sans doute déjà les éléments essentiels du
Samkhya; elle était la plus ancienne science métaphysique, constituant aussi le
fondement de toutes les autres philosophies ultérieures, hindouistes et bouddhistes.
Le Samkhya est peut-être le système philosophique le plus cohérent et le plus
complet qui ait jamais pu être pensé. Il distingue en effet nettement les trois
niveaux de la réalité et de la connaissance qui ont déjà été mentionnés: un
niveau de l'unité transcendantale, un niveau de la dualité, qui est la pensée
créatrice, et un niveau de la manifestation des êtres créés, soumis à un
principe ternaire. Cette philosophie est le fondement de l'ayurvéda, système
médical traditionnel indien qui sera exposé de manière plus précise au prochain
chapitre. Le Samkhya se distingue des philosophies orientales ultérieures non
seulement par ses origines les plus anciennes, mais encore par le fait qu'il
considère le monde matériel comme réel, produit par un principe créateur réel,
alors que les autres philosophies évolueront vers une idéalisation toujours
plus accentuée: l'hindouisme considère le monde comme illusoire et Brahma comme
la seule réalité, quant au bouddhisme, il n'admet plus de principe créateur,
toutes nos idées, le monde créé et les dieux étant produits par l'ignorance de
notre nature réelle transcendantale. Par son réalisme, le Samkhya favorisa le
développement de connaissances scientifiques et notamment de la médecine,
l'ayurvéda, qui était déjà contenu dans les védas et qui atteignit son apogée
vers le septième siècle av. J.-C. A
partir de cette époque, la médecine indienne diffusa à travers le monde, aussi
bien à l'ouest, par l'intermédiaire de l'empire perse, qu'à l'est en suivant
l'expansion du bouddhisme. Le sud-ouest asiatique
joua dans l'antiquité un rôle important dans les échanges culturels entre
l'Orient et l'Occident. Il subit pendant le deuxième millénaire avant notre ère
des migrations de populations en provenance d'Asie centrale, en raison de
changements climatiques. Une partie de l'ethnie des aryens qui occupait alors
l'Iran actuel, s'installa vers 1500 av. J.-C. aux Indes. A part le nom de
quelques divinités comme Indra et Aryuna, ces indo-aryens apportèrent surtout
le système hiérarchique des castes dont eux, les brahmanes, étaient les
seigneurs. Mais ils adoptèrent l'essentiel du système philosophique qui
imprègne les védas. Ceux-ci furent rédigés sous forme d'épopées autour de cette
époque. L'autre branche des aryens restée sur les haut-plateaux iraniens, garda
sa religion basée essentiellement sur des divinités représentant les forces de
la nature et sur un dualisme entre un dieu de la lumière et du bien, Ahura
Mazda, et un dieu des ténèbres et du mal, Ahriman. La raison d'être du monde
consistait surtout à servir de théâtre à cette lutte acharnée entre les forces
contradictoires. Les prêtres étaient des mages et les rites propitiatoires avec
sacrifices d'animaux étaient une pratique courante. Il est important de
distinguer la différence de nature et de niveau entre ce dualisme, qui se situe
au niveau matériel de la sensation immédiate du plaisir et de la douleur et qui
exprime une contradiction absolue et irréductible entre le bien et le mal, et
la dualité du Samkhya qui se situe au niveau supérieur de la connaissance
rationnelle, signifiant une complémentarité entre le sujet et l'objet, l'esprit
créateur et le monde créé. Vers le début du premier
millénaire avant notre ère, donc à l'apogée du védisme, apparut Zoroastre qui
réforma la religion mazdéenne. Pour ce prophète, Ahura Mazda devenait un dieu
transcendant le monde qu'il créa pourtant afin que le mal, Ahriman, puisse être
combattu sur ce niveau inférieur par les hommes. Ceux-ci devaient lutter contre
le mal par une vie fondée sur une attitude morale, non seulement envers les
hommes, mais aussi envers les animaux. Les sacrifices rituels et les dieux de
la nature devaient disparaître. Le zoroastrisme apparaît donc comme une
religion nouvelle, authentiquement aryenne, mais dont on devine une inspiration
venant de l'ésotérisme védique. La réforme sociale et morale subsista en grande
partie, mais la conception élevée d'un dieu unique, transcendant la réalité
matérielle, ne put s'imposer, et dès la disparition de Zoroastre, pendant la
dynastie des Achéménides, de Cyrus à Darius
, on revint à une religion du dualisme et des mages, à un syncrétisme ou
mazdéisme réformé (14). L'éthique était donc très importante pour les rois
achéménides et ils avaient en effet la réputation d'une grande tolérance. Ceci
était très favorable aux échanges culturels. On sait que la Grèce prit
conscience de son identité nationale par ses victoires contre les perses à
Marathon et à Salamine. Mais l'importance de l'apport culturel oriental dont a
profité la Grèce durant l'empire achéménide a été sous-estimée ou refoulée en
général, suite au préjugé des grecs contre leurs ennemis héréditaires. Platon,
Démocrite, Hippocrate, Pythagore, tous vécurent dans une Grèce libérée, certes,
mais durant l'apogée de l'empire perse, et tous ont profité d'idées venues
surtout des Indes mais aussi de Perse et de Mésopotamie (15). Les idées
scientifiques telles que celles concernant la médecine furent adoptées
facilement par les grecs dont l'esprit était orienté vers les formes
matérielles de la nature, comme cela était le cas de toutes les populations
d'Europe et d'Asie septentrionale. Par contre, les conceptions métaphysiques
plus profondes comme celles de Platon, inspirées par Zoroastre probablement
(16) , provenant de la grande Tradition de l'ésotérisme oriental et relevant
des niveaux supérieurs de la connaissance, ne purent pas s'imposer longtemps
face au positivisme grec et au mazdéisme, plus faciles à comprendre. La
philosophie, science de la sagesse pour Platon, fut détournée en simple méthode
du savoir par son disciple Aristote qui, trahissant son maître, rejoignit le
camp du macédonien Alexandre. Il institua un dogmatisme rigide et une logique
du tiers exclu. "La pensée formelle d'Aristote trouva son prolongement
fidèle dans la façon dont Alexandre et ses troupes allaient se comporter en
Asie "barbare" (17)." Ainsi la révolte
macédonienne et l'empire éphémère d'Alexandre coïncident avec une rupture
culturelle définitive de la Grèce avec tout ce qui venait de Perse et d'Orient,
une rupture donc aussi avec la lignée ésotérique de la grande Tradition
orientale et les sciences qui s'y rattachaient. La fin de la dynastie des rois
achéménides connus pour leur tolérance, fondée sur une éthique introduite par
Zoroastre, devait préparer le terrain pour l'expansion de Rome et de son
esclavagisme. A la mort d'Alexandre,
le monde antique paraît partagé en quatre foyers culturels distincts:
l'Extrême-Orient bouddhiste, le Moyen-Orient mazdéen, l'Occident de culture
grecque et humaniste et l'Egypte à tradition initiatique. De ces quatre sphères
d'influence, la dernière disparut, mais les trois autres se maintiennent encore
aujourd'hui. On aurait tort d'attribuer cette division à des faits politiques
et militaires. Elles tiennent en réalité à des différences fondamentales de la
conception du monde et de l'éthique. L'Europe de culture
gréco-romaine est fondée sur une vision positiviste du monde qui affirme la
réalité de la matière, et sur un humanisme qui consiste à mettre la nature au
service de l'homme pour qui elle a été créée. L'éthique ne concerne que les
relations entre les hommes. Le Moyen-Orient reste
marqué par le dualisme mazdéen. Le monde est partagé entre un dieu de lumière
et un dieu des ténèbres. La raison d'être du monde est la lutte entre ces deux
forces destinées à s'exclure et l'éthique consiste donc à anéantir tout ce qui
s'oppose au dieu de lumière. L'Extrême-Orient
bouddhiste et l'Inde hindouiste malgré l'incursion de l'Islam, resteront
dominés par l'idée que le monde matériel et la souffrance ne sont qu'une
illusion entretenue par l'ignorance de notre nature réelle située à un niveau
qui transcende la matière. Les êtres créés, appartenant tous à cette réalité
unique, sont dépendants les uns des autres. La morale ne s'applique donc pas
seulement aux hommes mais aussi à tous les autres êtres vivants. La grande Tradition
égyptienne était encore vivante à l'époque hellénistique. Elle fut supprimée
durant l'empire romain. Le prestige divin des pharaons avait déjà disparu mais
les rites initiatiques étaient conservés intacts dans le secret des temples. Cependant
la religion s'éloignait ainsi de la réalité du peuple hellénisé. Alexandrie
était alors le centre culturel le plus important du monde. Toutes les
connaissances millénaires, philosophiques, historiques et scientifiques,
provenant de l'Egypte et de l'Orient, étaient centralisées dans la bibliothèque
d'Alexandrie. Celle-ci fut incendiée par Jules César lorsqu'il s'empara de la
ville, la mettant à feu et à sang. Le peu qui put être retiré des cendres et
reconstitué sera définitivement anéanti plus tard par les musulmans. Quant aux
textes religieux conservés au Serapaeum, ils seront également brûlés au
cinquième siècle par des chrétiens fanatiques, excités par Théodose, empereur
romain qui fit de la religion chrétienne une religion d'Etat. Au deuxième siècle av.
J.-C. s'était formé un mouvement théologique, appelé hermétisme, qui rapprocha
la religion secrète d'Egypte du mysticisme hellène et dont l'importance ne doit
pas être sous-estimée (18). Jésus de Nazareth fut-il inspiré par ce mouvement ?
ou par la religion de Zoroastre ou le bouddhisme ? - Peu importe, car le
message du Christ est en tout cas une révélation authentique appartenant par
son origine et par son éthique à la grande Tradition ésotérique. En effet, le
christianisme apparut et se développa dans la sphère culturelle égyptienne,
dont la Palestine juive faisait partie. Durant les trois premiers siècles, la
révélation était transmise par des rites initiatiques et un symbolisme très
élaboré d'inspiration égyptienne, qui devaient profondément marquer la liturgie
ultérieure de l'Eglise gréco-romaine (19). Mais le christianisme prit des
formes différentes dans les autres sphères d'influence culturelle. Au
Moyen-Orient, l'empreinte du dualisme mazdéen le transforma en manichéisme;
dans l'Empire romain par contre, où il était d'abord la religion des esclaves
et des opprimés, il prit son caractère humaniste, essentiellement moral et
éxotérique. Lorsqu'au quatrième siècle Constantin prit le pouvoir et qu'en 380,
sous Théodose, le christianisme fut déclaré religion officielle de l'Empire
romain, celle-ci devait triompher pour des raisons d'Etat et les autres
croyances devaient disparaître. Les rites initiatiques et ésotériques, par leur
caractère secret, étaient incontrôlables et suspects aux yeux des romains
incapables de les comprendre. Ils furent interdits et tout ce qui pouvait faire
référence à eux dans les textes des évangiles fut supprimé (20). Les sectes
religieuses qui survécurent à cette répression furent liquidées plus tard par
l'Inquisition, toutes tendances étant confondues avec le manichéisme (21). L'Europe chrétienne ,
coupée désormais de toute influence culturelle externe, retourna à sa barbarie,
dont elle ne devait émerger qu'à la Renaissance grâce à de nouveaux échanges
culturels avec le monde musulman. La religion chrétienne, amputée de son âme et
de son inspiration ésotérique et enfermée dans des dogmes exotériques
immuables, évolua nécessairement vers une lente dégénérescence. Au début, son
autorité pouvait s'appuyer sur la royauté, mais ne sachant s'adapter à
l'évolution du monde, les sciences s'en écartèrent d'abord, puis l'Etat. Ne
parvenant plus à rendre crédible son rôle d'intermédiaire entre l'homme et la
réalité transcendantale, elle cherche encore à conserver son influence en
régissant les relations des hommes entre eux, cet humanisme, plus grec que
chrétien, préparant le terrain aux idéologies à visées matérialistes et
sociales. Critères d'interprétation des théories traditionnelles.
L'essor des sciences
occidentales ne fut possible que grâce à leur libération de tous les dogmes. La
tradition, sous la forme rigide qui caractérise les doctrines de l'Eglise
romaine, est considérée à juste titre
comme un obstacle à toute connaissance scientifique valable. Mais il est un
autre obstacle qui consiste à refuser toute théorie d'origine ésotérique et
traditionnelle. Les sciences réductionnistes, privées d'une philosophie capable
d'accéder à un niveau transcendant la réalité matérielle et d'intégrer leurs
découvertes dans un ordre supérieur, risquent de se développer dans le désordre
et de se disperser dans les détails, et leurs applications pratiques, devenant
incontrôlables sans une vision globale, peuvent avoir des conséquences
lointaines désastreuses. C'est ce qui arrive à notre civilisation occidentale
et qui est dénoncé par les mouvements écologistes et les philosophies
d'inspiration holistique. De tels systèmes de connaissance d'ordre supérieur ne
peuvent cependant être conçus que par les traditions qui entretiennent par la
méditation et les initiations une expérience permanente des niveaux
transcendant la réalité expérimentale. L'histoire montre que les traditions
ésotériques appartiennent toutes à une même lignée de transmission de la
connaissance de maître à disciple, la grande Tradition. Mais la lignée
occidentale, égyptienne ou chrétienne, qui aurait dû être la nôtre, a été
interrompue et tous les écrits philosophiques s'y rapportant ont été brûlés. La
lignée orientale par contre existe encore, notamment dans le bouddhisme
tibétain et zen, mais aussi dans le yoga indien. Les philosophies orientales
sont donc actuellement les seules voies pour retrouver cette connaissance
globale des niveaux supérieurs de la réalité, qui a fait l'objet de tout temps
de la seule vraie Tradition. Il ne peut être question
cependant pour les hommes de culture occidentale et scientifique, d'accepter
sans discernement n'importe quel système de pensée traditionnel. Pour qu'une
théorie scientifique ou philosophique soit acceptée à notre époque, il faut
qu'elle soit d'une utilité pratique et d'une fiabilité suffisantes et qu'elle
ait, si possible, une valeur prédictive.
Or, s'il existe des théories traditionnelles qui répondent à ce critère, ce
sont celles sur lesquelles se fondent les systèmes médicaux traditionnels et en
particulier cette théorie des trois humeurs (tridoshas) de l'ayurvéda, la
médecine indienne. Ce principe ternaire, vieux de plus de quatre mille ans et
déjà cité dans les textes des pyramides, se retrouve sous d'autres noms, mais
toujours avec les mêmes significations qualitatives, dans tous les systèmes
médicaux traditionnels ultérieurs, que ce soit en médecine chinoise, en
médecine tibétaine, en alchimie chez Paracelse, en homéopathie chez Hahnemann
ou en anthroposophie chez Steiner. Une telle constance d'un même principe
traditionnel conservé durant plus de quatre millénaires laisse supposer une
réalité métaphysique qui n'est peut-être rien d'autre qu'une loi physique
encore inconnue. L'étude comparative des
médecines traditionnelles orientales qui va suivre, s'intéresse essentiellement
à leurs principes métaphysiques. La distinction des niveaux d'intégration
auxquels s'appliquent les différentes théories médicales est la phase la plus
importante et la plus délicate de leur interprétation. Une tradition médicale
est un système de pensée complet, expliquant la vie sur les trois niveaux de la
connaissance rationnelle: le niveau empirique-analytique, le niveau
déductif-fonctionnel, et le niveau synthétique ou symbolique. La médecine
scientifique réductionniste, par contre, se situe par définition au seul niveau
expérimental-analytique. Ses théories déductives, si elle en établit, restent
nécessairement fragmentaires et sans rapport les unes avec les autres, car elle
ne possède pas de théorie expliquant la cohérence de l'ensemble. Ses
connaissances analytiques par contre: anatomie, physiologie, biochimie etc.,
ont une ampleur et une précision qui font défaut aux médecines traditionnelles.
Il s'ensuit que, pour connaître le fonctionnement de l'ensemble de l'être
vivant, les systèmes traditionnels sont les seuls guides possibles, mais qu'au
niveau de la vérification expérimentale, il faut s'appuyer sur nos solides
connaissances scientifiques. Les médecines traditionnelles nous intéresseront
donc essentiellement par leurs théories fonctionnelles, mais là où elles
entrent en conflit avec nos connaissances scientifiques, elles doivent subir
une adaptation. Cette méthode signifie que l'étude des médecines
traditionnelles ne consistera pas à les interpréter dans le sens usuel,
c'est-à-dire à les copier servilement, mais au contraire à les transformer
résolument en un nouveau modèle de pensée, qui soit compatible à la fois avec
les principes philosophiques et fonctionnels les plus généraux des théories
traditionnelles et avec les connaissances scientifiques les plus précises, et
qui puisse être exprimé en termes de notre époque et de notre culture. Une transformation n'est
pas forcément une destruction ou une mutilation. Si elle rend le contenu
véritable d'une tradition accessible à un nouveau milieu culturel, elle peut
être au contraire le germe d'un renouvellement, d'une renaissance. Une
tradition par contre dont le sens profond nous échappe, parce qu'elle ne
correspond pas à nos coutumes et à notre langage, est vouée à la
dégénérescence. Ce principe est par ailleurs valable autant pour les systèmes
religieux que pour les sciences médicales. Notes bibliographiques. (1) K. Wilber, "Les
trois yeux de la connaissance", p. 141. (2) M. Random, "La
Tradition et le vivant", p. 13. (3) Du mot égyptien àmn
signifiant le dissimulé, le contenu secret, dérive le nom "Amon" du
dieu suprême de Thèbes, et sans doute aussi le sens original, ésotérique, que
les premiers chrétiens d'Alexandrie donnaient à l'expression "amen"
de leurs prières. (4) B. Nicolescu, "Nous,
la particule et le monde", p.157-159. (5) S. Morenz, "La
religion égyptienne", p. 219-220. (6) H. Fischer, "L'aube
de la civilisation", p. 40. (7) H. Frankfort, "La
royauté et les dieux", p. 37. (8) M. de Chambrun Ruspoli,
"L'Epervier divin", p. 10. (9) H. Frankfort, ibid., p.
57. (10) M. de
Chambrun Ruspoli,
"L'Epervier divin", p.
113., Textes des pyramides, 451, éd.
Mercier. (11) Evans-Wentz,
"Livre des morts tibétain", p. 20 et 31-32. (12) M.
Lurker, "The Gods and Symbols of ancient Egypt". (13) N.
Sinha, citation traduite de la préface à "The Samkhya
philosophy", p. VII. (14) P. de
Breuil, "Zarathoustra et la transfiguration du monde", p.172
et suivantes. (15) ibid. p.218 et
suivantes: "L'autre face de l'histoire". (16) ibid. p. 32 et 220. (17) ibid. p. 222. (18) M. de Chambrun
Ruspoli, "Le retour du Phénix", p. 47. (19) ibid. p. 220. (20) ibid., voir tout le
chapitre XXIV. |