Chapitre V L'origine
biologique de la connaissance
Connaissance
et pensée systémique.
Les
sciences
contemporaines se trouvent confrontées à une
complexité de plus en plus grande
de leur objet, la nature. Cette complexité est telle
qu'elles ont été contraintes
à se désagréger en
spécialisations multiples. On a vu apparaître
ainsi de
nombreuses sciences particulières, chacune d'elles
établissant ses propres
méthodes, ses propres lois et son propre langage. Ce
développement centrifuge
mène à une fragmentation des connaissances qui
est attribuée à la
"complexité" de la nature, mais qui est aussi et surtout une
conséquence logique de la méthode
réductionniste des sciences naturelles. Cette
situation entrave la communication entre les différents
domaines de la
connaissance et, paradoxalement, rend la compréhension du
monde de plus en plus
difficile. En
réaction à cette
fragmentation de la connaissance, est apparue une pensée
systémique qui cherche
à mettre en évidence les relations ou
interconnexions qui réunissent les
différentes composantes du monde. Celui-ci est
considéré comme un ensemble, un
système dont les parties composantes sont
elles-mêmes des systèmes. L'univers
est ainsi représenté
par
l'interconnexion globale de tous les systèmes qui
s'organisent spontanément
dans la hiérarchie de la complexité. Ce
qui est commun à
toutes les pensées systémiques, c'est
l'idée de l'interconnexion globale de
tous les systèmes et l'idée que chaque
système est constitué par ses
interactions avec tous les autres systèmes. Ce sont ces
interactions,
représentant les "ouvertures" du système sur tous
les autres
systèmes, qui empêchent son involution ou
dégénérescence par
homogénéisation, commandée par le
second principe
de la thermodynamique, et qui lui permettent de maintenir son existence
en
provoquant son évolution ou adaptation par
auto-organisation. Au-delà de cette
convergence des conceptions, il existe cependant de grandes divergences
concernant la nature des systèmes et la nature de leurs
interactions . En biologie
moléculaire, on admet que la complexité de
l'organisme est
édifiée par une série
d'intégrations par étapes des structures
moléculaires
(1). En physique, les interconnexions des systèmes
quantiques et ces systèmes
eux-mêmes sont expliqués par des interactions
énergétiques (2). Dans les
sciences cognitives, ce sont des informations qui forment et relient
les
systèmes. De façon analogue, les
systèmes psychologiques,
sociaux, culturels, politiques ou économiques se constituent
sur la base de valeurs conventionnelles. La
confrontation de ces
conceptions différentes montre que la pensée
systémique contemporaine ne
surmonte pas entièrement le problème de la
fragmentation posé par le
réductionnisme, puisque des différences
fondamentales subsistent à propos des entités ou
présuppositions sur lesquelles se fondent
les divers domaines du savoir. Dans sa "Théorie
générale des
systèmes", Ludwig von Bertalanffy
a bien cerné le problème, lorsqu'il affirme que
l'unité de la science ne peut
pas être obtenue par une réduction utopique de
toutes les science à une science
particulière telle que, par exemple, la physique, mais
grâce à la
reconnaissance des "uniformités structurelles" qui se
manifestent
comme des "traces isomorphiques d'ordre" dans les divers niveaux ou
disciplines (3). Mais
Bertalanffy n'a pas
précisé quels sont
ces isomorphismes qui caractérisent le système. D'autre
part il faut
remarquer que l'accent que les courants dominants de la
pensée systémique
portent sur les interconnexions globales, fait oublier que le
système est un
module, une unité individuelle qui garde une certaine
autonomie. En effet, si
le système n'avait pas une certaine
individualité, un certain degré
d'indépendance par rapport aux autres systèmes,
il n'existerait pas et sans
cette autonomie il n'y aurait pas de différence entre les
systèmes et par
conséquent pas de potentiels qui pourraient produire une
interaction. Ces
mouvements populaires qui déforment la pensée
systémique en sousestimant
l'importance de l'individualité des systèmes et
par conséquent de leurs
antagonismes et de la hiérachie dans
laquelle
ils sont nécessairement intégrés,
tombent donc dans la tentation d'un
extrémisme, celui d'un "holographisme flou", d'une
conception homogénéisante
de l'univers. On comprend dès lors l'affinité
paradoxale de ces mouvements avec
d'autres idéologies qui, elles, sont d'origine
matérialiste, mais qui ont des
visées uniformisantes semblables. La
conception
authentique de l'interconnexion des systèmes repose donc
nécessairement sur la
complémentarité entre une
interdépendance générale et une
indépendance
individuelle des systèmes, entre la continuité
qui est le fondement de
l'interconnexion du tout et la discontinuité qui est le
fondement de
l'autonomie de la partie individuelle. Cette
complémentarité implique par
conséquent aussi une intégration de chaque système
dans une hiérarchie de
niveaux, s'échelonnant entre le système
représentant le tout de
l'univers et les systèmes irréductibles qui
constituent les particules les plus
petites de la physique quantique. La pensée
systémique ne peut donc être
comprise que dans le cadre d'une logique des antagonismes qui
réunit les
extrêmes contraires en une seule
réalité fonctionnelle. Connaissance
et physique théorique.
La physique a
été confrontée d'une façon
plus
intime que les autres sciences aux problèmes conceptuels que
pose la
compréhension globale ou systémique du monde.
L'objectif de cette science
consiste en effet à étudier par les
mathématiques les lois qui régissent les
interactions des objets matériels de notre monde
à tous les niveaux, depuis
l'infiniment petit du quantum jusqu'à l'infiniment grand de
l'univers. Poussant
ses investigations théoriques dans des domaines qui ne sont
plus accessibles à
l'observation directe, elle a révélé,
grâce à sa logique mathématique,
l'existence d'un monde sans commune mesure avec celui que nous
connaissons par
nos sensations et notre sens commun, un monde étonnant,
paradoxal, où
l'irrationnel semble côtoyer le rationnel, si bien que
certains physiciens ont
déclaré que plus l'univers devient
compréhensible plus
il paraît absurde. Nicolescu
écrit que les
physiciens qui ont fondé la physique quantique, ont
pleinement ressenti le fait
que celle-ci contenait le germe d'une révolution
conceptuelle sans précédent
(4). Les connaissances abstraites de la physique théorique
se situent en effet
sur un niveau qui dépasse celui de
l'expérimentation directe; elles
appartiennent donc au niveau métaphysique et
obéissent à une logique de la
complémentarité des contraires (voir chapitre et annexe I). Mais les
physiciens se sont aussi rendu compte
que l'objectivité
scientifique absolue ne pouvait jamais
être
atteinte. Toute théorie de la physique repose sur des
présuppositions qui ne
sont pas quantifiables et qui ont par conséquent un
caractère irrationnel, et
du fait même du libre choix du dispositif
expérimental, l'observateur introduit
déjà un élément subjectif
et arbitraire dans les résultats qu'il va obtenir.
Ils ont donc été amenés à
reconnaître que la connaissance globale de l'univers
repose sur la complémentarité entre le rationnel
et l'irrationnel. Selon Nicolescu
"une nouvelle objectivité
semble émerger de la science contemporaine, une
objectivité qui n'est plus liée
à l'objet seul, mais à la fusion objet-sujet"
(5). En effet, pour Planck, qui a
établi l'existence du
quantum, "... la physique comme toute autre science, contient un
certain
noyau d'irrationalité, impossible à
réduire entièrement. Et cependant,
considérer cet irrationnel comme se situant en dehors de la
science, par définition,
serait priver cette dernière de tout son dynamisme
intérieur. La cause de cette
irrationalité, comme la physique moderne le fait ressortir
de plus en plus
nettement, réside dans le fait que le savant
lui-même est une des parties
constitutives de l'univers." (6) Quant à Chew,
qui a formulé l'hypothèse du bootstrap, il estime
que
"portée à ses extrémités
logiques, l'hypothèse de bootstrap implique que
l'existence de la conscience, considérée en
même temps que tous les autres
aspects de la nature, est nécessaire pour l'auto-consistance
du tout". (7) Nicolescu remarque que les
débats des
physiciens sur ces problèmes de la connaissance sont
restés, dans une large
mesure, en vase clos, la philosophie contemporaine ayant eu du mal
à admettre
que la physique pouvait contribuer quelque chose à la
connaissance de l'homme
lui-même. Quelques uns des grands physiciens qui ont
contribué à l'élaboration
de la physique quantique, ont cherché à
intégrer les connaissances de la
physique avec celles des sciences humaines dans un nouveau cadre
conceptuel.
Les résultats de leurs investigations sont restés
vagues, représentant des
programmes de recherche plutôt qu'un nouveau
système de pensée cohérent,
permettant des applications pratiques. Malgré cela, il est
intéressant de
relever une certaine convergence de leurs différentes
approches, qui s'explique
par les problèmes conceptuels communs, soulevés
par la physique quantique. Parmi
eux, Niels Bohr est le premier qui
a posé en
termes scientifiques le problème de l'unité de la
connaissance humaine. Il
concevait son principe de complémentarité comme
une règle logique universelle
dont l'application ne se limitait nullement à la physique
quantique mais
concernait tous les domaines du savoir et il envisageait
l'élaboration d'une
épistémologie nouvelle fondée sur
celui-ci. (8) A
part le principe de
complémentarité de Bohr,
il faut
relever aussi ce que l'on a appelé le principe d'Eddington. Cet astronome et physicien
anglais était convaincu que
l'ensemble des hypothèses fondamentales régissant
le développement des théories
physiques pourrait être remplacé par des principes
épistémologiques. Il
écrivait "... toutes les lois de la nature habituellement
considérées
comme fondamentales peuvent être entièrement
prévues par des considérations
épistémologiques". Toutes les propositions
fondamentales de la physique
pourraient donc être déduites d'un certain nombre
d'assertions qualitatives
(9). Erwin
Schrödinger tenait du
physicien et philosophe Ernst Mach
l'idée que les objets matériels
étudiés par la physique et les "moi"
visés par la psychologie sont des entités
composites, toutes deux élaborées à
partir du fondement premier du savoir: la sensation. Mach appellera
cette
sensation constitutive "l'élément". Pour Schrödinger ces
mêmes
éléments désignaient plutôt
des pensées ou des images qui servaient à
bâtir
deux édifices distincts: le moi et le monde
extérieur. (10) Enfin
Wolfgang Pauli cherchait une
conception
unifiée fondée sur la
complémentarité des aspects physiques et
psychiques ou
archétypiques de la connaissance. Il hésitait
entre une vision trinitaire du
monde inspirée de l'astronomie de Kepler et le point de vue
quaternaire que
soutenait Carl Gustav Jung, avec
qui
il avait discuté la possibilité d'un
modèle quaternaire plus précis comprenant
l'énergie, l'espace-temps, la causalité et la
synchronicité, pour expliquer
l'unité de l'être. (11) A
ces témoignages de la
quête par les plus grands physiciens d'une relation entre le
monde de la
science et le monde de la connaissance symbolique proche de la
tradition, il
faut ajouter les travaux du physicien et historien des sciences Gerald Holton qui a sondé les
documents
privés et correspondances des physiciens, cherchant
l'origine de leurs
idées novatrices. Nicolescu
a commenté cette étude de la façon
suivante: "Holton
a su mettre en
évidence l'existence de structures cachées mais
stables dans l'évolution des
idées scientifiques. Il s'agit de ce que Holton
appelle les thêmata, c'est-à-dire des
présupposés ontologiques, inconscients
pour la plupart, mais qui dominent la pensée d'un physicien
ou d'un autre. Ces
"thêmata" sont cachés, même à
celui qui les emploie: ils
n'apparaissent pas dans le corps constitué de la science,
qui ne laisse
transparaître que les phénomènes et les
propositions logiques et mathématiques.
... Ces "thêmata" concernent donc ce qu'il y a de plus
intime, de
plus profond, dans la genèse d'une nouvelle idée
scientifique. ... Aussi, il
est surprenant de constater le nombre restreint de "thêmata"
qui
traversent les travaux scientifiques qui sont pourtant d'une grande
variété. Holton
a dénombré seulement quelques
dizaines de "thêmata" dans toute l'histoire de la science ...
Les
"thêmata" se présentent
généralement sous la forme d'alternatives doubles
ou triples: évolution-involution, continu-discontinu,
simplicité-complexité,
invariance-variation, holisme-réductionnisme,
unité-structure hiérarchique,
constance-changement, etc. Par leur
généralité et leur persistance dans le
temps, les "thêmata" semblent être proches des
symboles." (12) Il
est évident que ce
que les physiciens cherchent à définir pour
réaliser l'unité entre
l'objectivité de la matière et la
subjectivité de la conscience, c'est un
ensemble de propositions fondamentales évidentes,
irréductibles et par
conséquent indémontrables, qui sont à
l'origine de toutes les constructions
mentales ultérieures et qui seraient par
conséquent à l'origine aussi bien des
conceptions subjectives, qualitatives ou irrationnelles que des
connaissances
objectives, dites rationnelles parce qu'elles peuvent être
exprimées par les
mathématiques. Ces représentations que Planck
appelle un noyau d'irrationalité, que Eddington
ou Bohr désignent comme
des principes
épistémologiques ou que Schrödinger
nomme des éléments, ce sont des symboles d'une
réalité abstraite, qui ne
peuvent pas être formalisés
mathématiquement mais qui restent contenus comme
des présupposition dans les théories
scientifiques. Mais comme ces
principes restent
sous-entendus dans les
théories de la physique, ils n'ont rien de commun avec
d'autres contenus
psychiques irrationnels tels que par exemple les émotions ou
les expressions de
la sensibilité esthétique et ne devraient par
conséquent pas être qualifiés
d'irrationnels mais de prérationnels,
métaphysiques ou ontologiques. L'épistémologie
génétique.
La
recherche de l'unité
de la conscience humaine avec la réalité physique
fait l'objet d'une branche
particulière des sciences,
l'épistémologie génétique
de Jean Piaget, qui se fonde sur
l'étude de l'adaptation, de
l'apprentissage spontané et de l'évolution de la
pensée de l'enfant, depuis la
naissance et jusqu'à l'acquisition des sciences
mathématiques et physiques les
plus avancées, et qui se propose de donner une explication
globale de la connaissance
à travers la découverte des mécanismes
(ou isomorphismes)
communs aux différents stades du développement de
l'être
humain. Les préoccupations et les conclusions de Jean Piaget ont une grande similitude
avec celles des grands
physiciens qui viennent d'être mentionnées. Dans
"L'épistémologie
génétique", Piaget
explique que
les origines des structures cognitives doivent être
recherchées dans les
mécanismes d'autorégulation biologique avec leurs
fonctionnements en circuits
et leur tendance intrinsèque à
l'équilibration: "La
première raison
positive ... justifiant cette solution est que les systèmes
autorégulateurs se
retrouvent sur tous les paliers du fonctionnement de l'organisme,
dès le génome
et jusqu'au comportement, et paraissent donc tenir aux
caractères les plus
généraux de l'organisation vitale, ...
L'autorégulation semble bien constituer
à la fois l'un des caractères les plus universels
de la vie et le mécanisme le
plus général qui soit commun aux
réactions organiques et cognitives. ...
En second lieu la fécondité
particulière des
interprétations fondées sur
l'autorégulation est qu'il s'agit d'un
fonctionnement constitutif de structures et non de structures toutes
faites au
sein desquelles il suffirait de chercher celles qui contiendraient
d'avance à
l'état préformé telle ou telle
catégorie de la connaissance." (13) Piaget voit donc les isomorphismes, les
caractères communs aux divers niveaux de la
connaissance, non pas dans leur contenu, qui devient
de plus en plus
complexe avec l'évolution de l'être humain, mais
dans leur fonctionnement. Cela
rejoint les conceptions de la physique quantique, formulées
le plus
explicitement dans l'hypothèse du bootstrap, où
l'unité de l'univers est
attribuée à des interactions de type
énergétique et non pas aux structures
elles-mêmes. Mais sur quoi se fonde donc cette convergence
entre la conscience
et la physique ? Piaget cerne le
problème par les termes suivants: "Reste le
problème des relations entre le sujet et les objets,
ainsi que de l'accord surprenant des opérations
logico-mathématiques et de
l'expérience puis de la causalité physiques. A
cet égard, la solidarité de la
psychogenèse et de la biogenèse des instruments
cognitifs semble fournir une
solution presque contraignante: si l'organisme constitue le point de
départ du
sujet avec ses opérations constructives, il n'en demeure pas
moins un objet
physico-chimique parmi les autres, et obéissant à
leurs lois, même s'il en
ajoute de nouvelles. C'est donc par l'intérieur
même de l'organisme et non pas
(ou pas seulement) par le canal des expériences
extérieures que se fait la
jonction entre les structures du sujet et celles de la
réalité
matérielle." (14) En
conclusion de sa
discussion de l'épistémologie de la physique, Piaget précise sa
pensée par l'hypothèse suivante: "Il en résulte
que nous raisonnons actuellement sur des domaines
séparés et artificiellement
simplifiés, la physique n'étant jusqu'ici que la
science des objets non vivants ni conscients. Le jour où
elle deviendrait plus
"générale" et atteindrait ce qui se passe dans la
matière d'un corps
en train de vivre ou même d'user de raison, l'enrichissement
épistémologique de
l'objet par le sujet, dont nous faisons ici l'hypothèse,
apparaîtrait peut-être
comme une simple loi relativiste de perspective ou de coordination des
référentiels, montrant à la fois que,
pour le sujet, l'objet ne pourrait pas
être autre que ce qu'il lui paraît, mais aussi que
du point de vue des objets
le sujet ne saurait être différent." (15) En
effet, s'il existe un
isomorphisme des systèmes de tous les niveaux, reposant sur
des mécanismes
communs de leur fonctionnement autorégulateur, cet
isomorphisme concerne aussi
bien la conscience, le système neurocybernétique
et les systèmes biologiques
dont celui-ci est
issu que les systèmes
physiques les plus fondamentaux dont ces derniers
se composent. Autrement dit, à tous les
niveaux de la complexité, le fonctionnement
des systèmes ouverts
auto-organisés est toujours soumis aux mêmes
conditions. Les conditions fonctionnelles de la conscience.Il
est certain que
l'unité de la réalité physique et de
la connaissance ne peut pas être
réalisée
par une réduction à un seul niveau. La
connaissance ne peut pas être réduite à
des structures physico-chimiques. Inversement, l'origine des
phénomènes
physiques ne peut pas être attribuée à
des représentations mentales. Il n'est
même pas évident comment la
complémentarité sujet-objet pourrait se
réaliser
sur la base d'un fonctionnement semblable des "mécanismes
autorégulateurs",
tellement les différences sont grandes entre le
fonctionnement effectif d'un
système physico-chimique, celui d'un système
biologique monocellulaire primitif
et celui du système neurocybernétique complexe de
l'homme. Ce qui par contre
est commun à tous les systèmes de tous les
niveaux, qu'ils soient sujets ou
objets, ce sont les conditions globales de leur fonctionnement, les
principes
fondamentaux de l'univers, la matière, l'espace et le temps,
dont dérivent
toutes les unités de mesure qui représentent les
véritables objets rationnels
des mathématiques. Le sens fonctionnel plus profond de ces
principes, qui ne
sont traités en physique que comme des quantités,
a été exposé au deuxième
chapitre et exprimé par les trois antagonismes suivants:
MATIERE:
Substantialité
- Dynamisme
ESPACE:
Continuité
- Discontinuité
TEMPS:
Détermination
- Indétermination Il
apparaît, comme une
évidence presque contraignante, que ces antagonismes, qui définissent le
sens fonctionnel de la
matière, de l'espace et du temps, et par
conséquent les trois fonctions
primordiales, constituent également les principes
épistémologiques tant
recherchés. En regard de ce qui a été
exposé au chapitre précédent, il
paraît
évident que l'ensemble de ces trois fonctions ou complémentarités
est à l'origine des
caractères isomorphiques des systèmes, dont parle
von Bertalanffy, et qu'il
explique les similitudes des phénomènes
d'autorégulation qu'évoque Piaget, puisqu'il
constitue le cadre général de l'auto-organisation
des systèmes ouverts. En
examinant les
quelques "thêmata" de Holton cités par Nicolescu,
il est facile de se
rendre compte que leurs sens sont identiques ou homologues à
ceux des trois
antagonismes fondamentaux. Plusieurs "thêmata" peuvent se
rapporter à
une seule des fonctions primordiales. En effet, dans la discussion des
définitions fonctionnelles de la matière, de
l'espace et du temps, il était
également nécessaire d'avancer plusieurs
antagonismes, plusieurs paires
d'expressions contraires, pour éclairer les
différents aspects que chacune de
ces complémentarités des contraires peut
présenter selon le point de vue
considéré. Le caractère paradoxal des
antagonismes fondamentaux et leur sens
universel, exprimé par des termes différents
selon le niveau considéré,
signifient qu'ils sont, en tant que principes
épistémologiques, comparables à
des symboles d'une réalité
métaphysique. Dans ses
livres, Nicolescu a d'ailleurs largement
exposé les similitudes qui existent entre les
complémentarités de la physique
et le symbolisme des traditions mystiques. La
connaissance émerge
de l'interaction de deux systèmes, le sujet et l'objet. La
conscience de
l'homme, qui représente le sujet connaisseur, est par
conséquent soumise, comme
tout système, à une loi universelle: celle des
trois fonctions primordiales qui
conditionnent l'existence de tout système. Il faut rappeler
à ce sujet le sens
qui est donné ici à la notion de fonction
à travers sa définition par
l'antagonisme. La fonction signifie un potentiel,
c'est-à-dire l'équilibre
entre les deux termes contraires mais complémentaires qui
représentent deux
états possibles d'une réalité
potentielle ou fonctionnelle unique. Ainsi
définie, la fonction ne désigne pas un
fonctionnement effectif mais les conditions,
le cadre ou le champ d'action d'un fonctionnement. Les trois fonctions
primordiales décrivent par
conséquent
les conditions fondamentales du fonctionnement de tout
système en interaction
avec d'autres systèmes. Dans le cas de la connaissance,
elles définissent les
conditions du fonctionnement de la conscience humaine. Il en
résulte que les
trois antagonismes qui définissent le sens fonctionnel de la
matière, de
l'espace et du temps sont des principes
épistémologiques fondamentaux. Ils le
sont pour des raisons ontologiques: parce qu'ils
représentent les conditions
d'existence du sujet connaisseur en tant que système. La
connaissance, le
fonctionnement du système neuro-cybernétique, qui
est la forme la plus évoluée
de l'auto-organisation, dont dépendent la survie,
l'évolution et l'adaptation
de l'homme, est donc nécessairement fondée sur
les mêmes antagonismes qui
représentent des principes à la fois
systémiques et épistémologiques. La
matière (substance ou
énergie), l'espace et le temps sont les principes
épistémologiques fondamentaux
de la physique.
L'état actualisé de tout
phénomène est défini par ces trois
paramètres qui
indiquent sa composition matérielle, sa localisation ou
forme
spatiale et sa présence ou évolution dans le
temps. Il est facile de démontrer
que toutes les unités de mesure de la physique peuvent
être réduites à trois
unités fondamentales (mètre, kilogramme et
seconde) représentant ces trois
principes cosmiques. Mais ceux-ci forment une trilogie dont le sens
fonctionnel, beaucoup plus profond, ne se résume pas au
rôle de simples
paramètres quantitatifs qu'ils tiennent dans les sciences
mathématiques. Leur
sens fonctionnel ou qualitatif a déjà
été exposé de manière
précise au chapitre
II et au chapitre IX
la démonstration
sera faite que les trois unités fondamentales mesurant la
masse, la distance et
la durée sont définies par les rapports entre
thèmes épistémologiques
contradictoires. Au stade présent de la
démonstration, il suffira donc
d'expliquer comment la connaissance émerge de l'interaction
entre le sujet et
l'objet, le sujet étant représenté par
trois fonctions ou antagonismes
définissant le système et l'objet par les trois
aspects fondamentaux
définissant le phénomène. L'épistémologie
"trifonctionnelle"
Le
système
neuro-cybernétique, dont émerge la conscience,
est un sous-système de
l'organisme dont la fonction représente un perfectionnement
de
l'auto-organisation biologique, donc de l'adaptation de l'homme
à son
environnement. On peut admettre, par
conséquent, que la conscience repose sur
les mêmes conditions qui
régissent le fonctionnement de tout système
réel, qui est toujours un système
ouvert. Prigogine a démontré que
l'indétermination, et par conséquent la
spontanéité de l'évolution et la possibilité
d'une auto-organisation, est, à des degrés
variables, une
des propriétés de tous les systèmes de
tous les niveaux, y compris celui de la
physique quantique. Sujet et objet peuvent donc tous deux
être considérés comme
des systèmes ouverts soumis aux mêmes conditions
fondamentales du
fonctionnement, et la connaissance n'est rien d'autre qu'un cas
particulier
d'interaction de deux systèmes ouverts. La
connaissance est
cependant un cas très particulier d'interaction
où l'un des systèmes, le sujet,
est extrêmement instable, ce qui le rend sensible aux
moindres influences ou
manifestations de l'autre, l'objet. Par rapport au sujet, celui-ci peut
être considéré
comme absolument stable, du moins dans le cas idéal d'une
observation qui
serait absolument "objective". Il en résulte que le sujet
est
entièrement déterminé par l'objet qui
ne subit aucune action de la part du
sujet, alors qu'en général l'interaction entre
deux systèmes suppose une
transformation de chacun d'eux. En
raison de la
complexité du réseau des interconnexions des
neurones et des propriétés
biochimiques et biophysiques de ces derniers, le système
neuro-cybernétique
fonctionne comme un système chaotique hautement sensible
à toute influence
cohérente qui a pour effet de déterminer un ordre
nouveau. Il a été expliqué au
chapitre précédent que ces systèmes
chaotiques ont tendance à se diriger vers
certains états d'équilibre appelés
attracteurs. On peut admettre que les trois
antagonismes fonctionnels correspondent, dans le fonctionnement du
système
neurocybernétique, à ces états
instables appelés "bifurcations", à
partir desquels l'évolution se dirige vers l'un ou l'autre
de deux états plus
stables, correspondant aux deux termes antagonistes. Ceux-ci
tiendraient le
rôle d'attracteurs dans le fonctionnement du
système neurocybernétique. On peut
donc considérer que les trois antagonismes fonctionnels, les
trois paires de
"thêmata" principales, correspondent à des
"bifurcations"
et que les six termes qui les forment et qui seront
dorénavant désignés par
l'expression "thèmes
épistémologiques", sont des attracteurs naturels
dans le fonctionnement du système
neurocybernétique. Ceci est une
nécessité
biologique et ontologique, puisque celui-ci a pour fonction
première d'assurer
l'existence et l'adaptation de
l'homme
en tant que système Sur
la base de cette
hypothèse, une étude de la genèse de
la connaissance, c'est-à-dire une
épistémologie, peut être
formulée, qui s'appuie sur les trois fonctions
primordiales. Piaget a clairement
démontré que la connaissance, comme tous les
processus d'autorégulation, émerge
de la confrontation des structures fonctionnelles du sujet avec les
caractéristiques de son objet, l'environnement physique.
Pour comprendre ce qui
se passe dans l'acte de connaissance élémentaire,
dans la perception sur le niveau
empirique-analytique, il faut se rappeler la nature des structures
cognitives
du sujet, puis les aspects physiques de l'objet. Les
structures
fonctionnelles de la connaissance sont basées, comme celles
de
l'auto-organisation biologique dont elle est un cas particulier, sur
l'ensemble
corrélé des trois fonctions primordiales. Par la
manifestation de l'objet ou
phénomène, la potentialité que
constitue la fonction du sujet est transformée
en un fonctionnement effectif orienté vers l'un ou l'autre
des termes
antagonistes qui la définissent. L'information en provenance
de l'objet donne
donc une orientation, un sens, au fonctionnement, et ce sens constitue
un thème
épistémologique. Les trois fonctions primordiales
sont donc représentées, sur
le plan de la connaissance, par six thèmes
épistémologiques primaires groupés
en trois paires d'alternatives et désignés par
les mêmes termes que les
antagonismes fonctionnels. L'objet
de la
connaissance expérimentale est par définition un
phénomène qui se présente toujours
sous trois aspects correspondant aux paramètres
matière, espace et temps: -
La composition matérielle, qui se
manifeste par l'inertie ou le dynamisme dans les interactions. -
La disposition spatiale, la forme de
l'ensemble ou la localisation des parties. -
L'évolution temporelle, le mouvement ou
la transformation pendant la durée de l'observation. Dans
l'acte élémentaire
de la perception, qui est une 'interaction entre le sujet et l'objet,
seul le
sujet subit une transformation et doit être
représenté par les alternatives de
ces transformations désignées par les
thèmes épistémologiques.
Même si l'objet
est également un système, un ensemble
fonctionnel, sa manifestation, donc son
action sur le sujet au moment, au lieu et dans les conditions
matérielles
précises de cette interaction, est univoque, puisque
celle-ci ne lui fait subir
aucune transformation. En tant que phénomène
manifesté, l'objet ne doit donc
pas être représenté par des
antagonismes ou des alternatives mais par un triple
aspect sans contradictions. Puisque
sujet et objet
sont des ensembles interagissant comme des ensembles, chaque aspect de
l'objet
a une action sur chaque fonction du sujet. Il en résulte que
chaque thème
épistémologique fondamental du sujet peut
être
appliqué à chaque aspect
phénoménal
de l'objet. Il en résulte le tableau suivant (Fig. 4) qui
comprend dix-huit
thèmes épistémologiques secondaires. Fig.4 - Epistemologie fonctionnelle
Les
expressions figurant
dans ce tableau ne doivent pas être prises dans un sens trop
restrictif. Elles
ont été choisies comme exemples en raison de leur
signification très générale.
Il est entendu que tout choix est arbitraire et que ces expressions
pourraient
être remplacées par d'autres termes. Mais le
tableau correspond à la structure
fondamentale de la connaissance expérimentale qui
émerge de l'interaction
objet-sujet et l'ensemble des thèmes secondaires est
applicable à tous les
niveaux de la réalité, quelles que soient les
expressions qui les désignent. A
chaque niveau de la complexité de la nature, ou
plutôt à chaque niveau
d'intégration de la connaissance que nous en avons et qui
constitue une branche
spéciale des sciences, il est possible et
nécessaire de remplacer les
expressions du tableau par d'autres termes plus appropriés,
empruntés au
langage technique de chaque science particulière. Ce qu'il
faut retenir de ce tableau,
c'est qu'un thème épistémologique
représente un sens beaucoup plus étendu que
ce que le terme choisi pour le désigner et
emprunté à la terminologie précise
d'une science, peut laisser croire. Les thèmes
épistémologiques principaux ont
un sens qui embrasse celui des trois thèmes secondaires de
la même ligne et de
beaucoup d'autres notions plus précises. Ils ont le
caractère des symboles. Ils
représentent un aspect fonctionnel commun aux
systèmes de tous les niveaux de
la réalité, quels que soient les termes ou les
langages utilisés pour le
désigner. Ils représentent les
dénominateurs communs à tous les niveaux de la
réalité et sont la base des isomorphismes qui
caractérisent tous les systèmes
et des homologies qui les réunissent. Cela signifie que
l'ensemble des six
thèmes épistémologiques et des
thèmes secondaires qui en résultent
représente
le fondement d'une logique de l'analogie. Cette manière de
classer les idées
pourrait apporter une rigueur nouvelle au raisonnement analogique et la
clarté
dans le dialogue, non seulement entre différentes sciences,
mais aussi entre
celles-ci et les traditions. Cette base
épistémologique sera appliquée dans la
deuxième partie de cet ouvrage à
l'interprétation rationnelle des principes
philosophiques des grandes médecines traditionnelles
d'Orient, celles de Chine,
du Tibet et de l'Inde. Ces médecines représentent
en effet la science de la
nature de ces cultures, mais une science qui repose sur d'autres
axiomes et sur
d'autres logiques que celles de nos sciences naturelles occidentales. Notes bibliographiques. (1)
F. Jacob, "La
logique du vivant", p. 323. (2)
B. Nicolescu écrit
dans
"Nous, la particule et le monde", p. 102-103 : "A
la différence du
réductionnisme, qui explique la diversité par une
substance commune aux
différents systèmes, la pensée
systémique parle d'une organisation commune.
Cette organisation commune est de nature
énergétique, l'énergie apparaissant
comme un concept unificateur de la "substance" (forme
"liée" de l'énergie) et de l'"information" (forme
"codée de l'énergie)."
(3)
L. von Bertalanffy,
"Théorie générale des
systèmes", p. 85. (4)
Nicolescu, "Nous, la
particule et le monde", p. 185. (5)
ibid., p. 147-148. (6)
ibid. p. 151-152,
citation par Nicolescu de M.
Planck:
"initiations à la physique". (7)
ibid. p. 178,
citation par Nicolescu d"un
article de G. Chew: "Bootstrap: une idée scientifique ?" (8)
ibid., p. 237. (9)
ibid., p. 37-39. (10)
Michel
Bitbol, "Erwin Schrödinger: un philosophe chez les
physiciens", (11)
Selon une
discussion par H. Primas, dans
"Nature", du livre de K.V. Laurikainen:
"La pensée
philosophique de Wolfgang Pauli" (12)
Nicolescu,
ibid., p. 176-177. (13)
J.
Piaget, "L'épistémologie
génétique", p.71-72. (14)
ibid., p. 74. (15)
ibid., p. 109-110. |