Chapitre  II

Les trois antagonismes fondamentaux

 

Remplacement des principes matérialiste, réductionniste et déterministe par des antagonismes

La logique de l'exclusion des contraires, sur laquelle est fondée la méthode scientifique classique, n'est applicable qu'au niveau de l'observation immédiate des phénomènes. Par   contre, lorsqu'on veut décrire le fonctionnement des choses ou des systèmes sur le niveau abstrait du raisonnement logique ou des mathématiques, les phénomènes observés sortent de leur isolement et sont mis en relation avec d'autres phénomènes avec lesquels ils forment des couples antagonistes. Tout discours utilise des termes dont le sens abstrait ne peut être compris que par opposition à celui de termes contraires applicables à des contextes différents et toute fonction ou équation mathématique est une représentation de telles relations antagonistes. Si j'affirme que le temps est humide, cela sous-entend que dans d'autres circonstances, il pourrait être sec et qu'il existe donc un processus dynamique appelé météorologie, dont un des paramètres, mesurant les variations du gradient hygrométrique, peut être exprimé verbalement par deux états extrêmes appelés humidité ou sécheresse. Ces variations hygrométriques peuvent être exprimées de manière plus complète en  faisant intervenir d'autre paramètres qui contribuent à la formulation d'une équation mathématique représentant un système complexe composé de plusieurs antagonismes.

Qu'elle soit verbale et qualitative ou qu'elle soit mathématique et quantitative, la représentation des relations fonctionnelles impliquées dans un processus dynamique ne s'appuie donc pas sur la logique de l'exclusion des contraires mais sur une logique de la complémentarité des contraires.
Cela revient à dire que la base logique de la méthode scientifique classique, à savoir le principe de  l'exclusion des contraires, n'a qu'une validité limitée à la méthode d'observation expérimentale des phénomènes. Mais dès que la science représente les relations fonctionnelles entre les phénomènes par ses équations mathématiques, elle  recourt de fait à une logique de la complémentarité des contraires.
Si l'on admet que le principe d'exclusion des contraires n'est pas applicable au niveau de la représentation des relations fonctionnelles, il s'ensuit que ses conséquences immédiates, le principe matérialiste, le principe réductionniste et le principe déterministe ne le sont pas non plus. En effet, la physique théorique, fondée sur le raisonnement mathématique, a découvert la complémentarité de la matière et de l'énergie; elle a évolué vers des théories selon lesquelles l'existence de la particule, présumée élémentaire, n'est explicable que par les interconnexions énergétiques entre toutes les composantes de l'univers; enfin elle a dû admettre que l'évolution des systèmes réels n'est pas soumise au seul déterminisme postulé pour les dispositions expérimentales artificielles, mais qu'elle est tributaire aussi d'une indétermination engendrée par les degrés de liberté inhérents à la structure de tout système complexe.
La complémentarité de la matière et de l'énergie a pris la place du postulat matérialiste; la complémentarité du tout et de la partie doit remplacer le principe réductionniste et la complémentarité des indéterminismes et des déterminismes se substitue au principe déterministe strict. Les antagonismes qui représentent ces trois relations complémentaires, situent  la science sur un niveau supérieur de la connaissance, permettant de comprendre de manière plus complète et plus  adéquate la composition matérielle (ou énergétique), la disposition spatiale et l'évolution temporelle des systèmes; et comme tout antagonisme définit une fonction, on peut aussi formuler ces relations logiques en termes fonctionnels.Le postulat des trois fonctions primordiales.
L'existence de tout système dépend d'un ensemble de fonctions assurant son équilibre par rapport à l'environnement. Or l'environnement dans le sens le plus général, c'est le cosmos qui, en physique, est décrit par rapport aux trois paramètres ou  conditions primordiales et irréductibles de l'observation des phénomènes que sont la matière, l'espace et le temps. Par conséquent, l'existence de tout système doit dépendre de trois fonctions primordiales, conditionnant son équilibre par rapport à ces trois paramètres et assurant donc respectivement sa composition matérielle (ou énergétique), sa forme ou dimension spatiale et sa permanence ou  évolution dans le temps.
En d'autres termes, l'existence d'un système ou plus précisément son observation en tant que phénomène réel, est liée à sa définition simultanée par les trois paramètres cosmiques. Il a certes une composition qui, selon les circonstances, se présente à l'observateur soit comme une substance, soit comme une énergie, et qui est son aspect matériel. Mais il a aussi une forme, une dimension et une localisation dans  l'espace, ainsi qu'un ordre, une disposition déterminée de  ses parties, ce qui constitue son aspect spatial. Enfin il reste présent dans le temps, du moins pour une certaine durée, bien qu'il puisse se mouvoir et se transformer; cette permanence dans l'évolution représente son aspect temporel. L'existence de ces trois aspects primordiaux résulte nécessairement de trois types différents de fonctions assurant l'équilibre du système avec l'environnement cosmique.
Il faut donc définir chacune de ces trois fonctions par un couple de termes antagonistes qui ont un sens vital, c'est-à-dire qui donnent une orientation fonctionnelle essentielle pour la survie du système. Ces trois couples de termes antagonistes décriront donc les significations fonctionnelles des trois conditions cosmiques: matière, espace et temps, qui sont les véritables principes ontologiques des systèmes.

 

Le sens fonctionnel de la matière de l'espace et du temps.

I. - MATIÈRE

Inertie - Force

masse - énergie

Substantialité - Dynamisme

(kilogramme - joule)

La matière est l’objet d’étude privilégié de la physique. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que la physique ait découvert l’antagonisme  qui définit la signification fonctionnelle de la matière. Avec la théorie de la relativité, Einstein a établi l’équivalence de la masse et de l’énergie et selon la relation d’incertitude de Heisenberg, une particule comme l’électron peut être mesurée soit comme une masse localisée soit comme une impulsion énergétique sans localisation définie. Les propriétés contradictoires ont conduit à la formulation du principe de complémentarité de Bohr.

La qualité perceptible originale de la matière est l’inertie, la résistance à l’application d’une force ou le poids, la force nécessaire pour compenser la pesanteur. L‘antagonisme entre  la masse et la force est déjà présent dans la perception élémentaire.

Par les termes choisis pour cet antagonisme: Substantialité - Dynamisme, on tient compte de la conception classique et également biologique de la matière. En effet, la substance comme principe ontologique, constitue le véritable paradigme des sciences classiques. Cette conception vient du positivisme et de l’atomisme des grecs et constitue une particularité de la culture européenne que l’on ne retrouve dans aucune autre tradition sous cette forme. Elle devrait normalement être dépassée et obsolète au regard des connaissances de la physique contemporaine. L’atome ou la particule ne devraient plus être considérés comme des substances ou briques fondamentales de la matière mais comme des systèmes, des ensembles de fonctions en interaction avec d’autres systèmes; la matière peut être considérée comme de l’énergie potentielle statiquement fixée. En biologie, cet antagonisme correspond à l’opposition entre l’anabolisme (constitution de matière comme réserve d’énergie) et le catabolisme (décomposition de matière pour libérer l’énergie).

La mesure de l’inertie ou masse a été définie à l’origine par le poids d’un décimètre cube ou litre d’eau et se référait donc à la force de pesanteur. Dans le système métrique le kilogramme se réfère à la force de 1 newton. Inversément le newton se réfère à la masse car il est défini par la force provoquant sur la masse de 1 kg une accélération de 1 m/sec2.

1 newton = masse * accélération = 1 kg * 1 m/sec2

Comme l’unité de mesure de l’énergie, le joule, est défini par 1 newton * 1 mètre, on obtient:

joule = newton*mètre = m*kg* m/sec2 = kg * (m/sec)2;

ce qui signifie « énergie multipliée par une vitesse au carré » et si l’on applique la vitesse de la lumière on obtient la formule d’Einstein E = M * C2. Cela signifie que les définitions des unités de mesure concernant la masse et l’énergie préfigurent la théorie de la relativité.

Remarque: Que C soit une constante absolue a été contesté. En retournant la formule, de la manière suivante: C2 =E/M, la vitesse de la lumière devient fonction du rapport énergie/matière de l’univers, rapport qui a diminué au cours de l’expansion selon la théorie du Big Bang.

 


II. - ESPACE

centre  -  périphérie

unité  -  multiplicité

Continuité  - Discontinuité

 (grandeur en mètres  -  nombre)

Notre raison éduquée en géométrie euclidienne n’est pas habituée à se représenter l’espace comme une dualité. Le sens fonctionnel de l’espace est pourtant fondé sur la relation entre les choses et avant tout entre le centre ou point d’observation (le sujet) et la périphérie (l’objet). Le système des coordonnées qui construisent, à partir du centre, un espace statique tridimensionnel, est une construction mentale secondaire permettant de mesurer les objets. L’espace euclidien appartient au niveau empirique des phénomènes mesurables.

A côté de la géométrie euclidienne existe la géométrie non euclidienne appelée topologie. La topologie ne sert pas à la représentation empirique de l’espace mais est un procédé constructif pour la représentation des relations fonctionnelles des choses. Selon Nicolescu,

La topologie est essentiellement une science des « formes », la science du « global » ... La notion intuitive de continuité et de limite acquiert un sens précis, rigoureux dans la topologie, qui arrive ainsi à marier dans un même formalisme continuité et discontinuité ... [1]

La topologie fait partie intégrante de la formulation de la théorie de la relativité générale et en physique quantique de la théorie dite du bootstrap topologique.

L’expérience fonctionnelle spontanée de l’espace consiste en une construction de liaisons réelles ou virtuelles entre objets ponctuels dont résulte une forme en tant qu’ensemble. En reliant deux points on obtient une ligne, en reliant trois points on obtient un triangle et en reliant quatre points on obtient un tétraèdre. Cette manière de procéder crée une forme géométrique, c.-à-d. un ensemble, une unité dont les propriétés ne peuvent pas être réduites aux seuls points composants.

Dans leur étude de l’acquisition des connaissances de l’enfant, Piaget et Imhelder ont constaté que la représentation de l’espace n’est pas spontanée, congénitale et euclidienne comme Kant le croyait, la première relation de l’enfant avec l’espace est fonctionnelle et topologique. Il construit progressivement sa représentation de l’espace par l’acquisition de son monde des choses. Piaget distingue l’espace  de l’activité, l’espace de la perception et l’espace de la représentation mentale. Ce dernier qui correspond à l’espace euclidien, n’est acquis que tardivement, après l’âge de dix ans. Par son exploration motrice des choses, l’enfant maîtrise le plus facilement les formes fermées et les premières relations spatiales que l’enfant représente sont topologiques (liaison ou séparation, ensemble ou partie, continuité ou interruption). Piaget relevait une évolution inverse paradoxale entre les stades de la représentation spatiale de l’enfant et les étapes de l’histoire de la géométrie. L’enfant pratique d’abord la topologie et apprend la géométrie euclidienne à la fin, alors que l’histoire de la géométrie débute avec celle d’Euclide et n’atteint la topologie qu’au dix-neuvième siècle.[2]

En tant que fonction primordiale, l’espace est défini, comme en topologie, par le couple antagoniste Continuité-Discontinuité dont dérivent d’autres antagonismes tels que unité-multiplicité, ensemble, parties, centre-périphérie etc.

La définition de l’unité de mesure de l’espace résulte de l’antagonisme ensemble-parties. La grandeur de l’ensemble se réfère à un certain nombre de parties virtuelles correspondant à l’unité de mesure, le mètre. Inversement, le nombre se réfère à un ensemble. La mesure de la continuité ou de l’ensemble est le mètre, la mesure de la discontinuité ou multiplicité est le nombre des parties.


III. - TEMPS

passé  -  futur

constance  -  variabilité

Détermination  -  Indétermination

(Période t  -  Fréquence 1/t)

Les aspects contradictoires du temps sont de toute évidence le passé et le futur. Seul le présent nous paraît réel, pourtant il n'est qu'un instant non mesurable qui sépare le passé du futur, sa réalité réside en quelque sorte dans leur rencontre contradictoire. Le passé représente ce qui est fini, déterminé, et le futur ce qui est possible, indéterminé. Le sens subjectif du temps peut donc être défini par l’antagonisme entre la détermination, invariabilité et finitude du passé et l’indétermination, la probabilité ou potentialité du futur.

Cette définition est en contradiction avec le déterminisme strict de la mécanique classique fondé sur le principe de la raison nécessaire et suffisante de Leibniz. Ce principe strictement déterministe postule la réversibilité de la cause et de l’effet et par conséquent la réversibilité du temps. Il est le fondement des lois de la dynamique et de  la thermodynamique classiques mais aussi en partie de la physique quantique et relativiste où le temps est exprimé par une quatrième dimension ajoutée à l’espace et déployée dans deux directions opposées.

L’étude des systèmes chaotiques a fait naître une nouvelle thermodynamique irréversible qui reconnaît l’existence d’une indétermination de l’évolution et par conséquent l’irréversibilité du temps. Ilya Prigogine a démontré qu’à tous les niveaux, depuis le comportement des particules de la physique quantique jusqu'à l'origine de l'univers, l'évolution des systèmes réels qui sont des  systèmes ouverts, n’est pas strictement déterminée mais sujette à des facteurs aléatoires. L’évolution de ces systèmes qui admet a priori plusieurs voies possibles, est infléchie vers sa réalisation définitive au gré d'un événement aléatoire qui aura a posteriori un caractère « historique ». Cette évolution, devenue irréversible par l'intervention du hasard, donne une « flèche » au temps et un sens au déroulement des événements. Par ses « structures dissipatives » Prigogine a démontré que, sous certaines conditions réalisées dans les systèmes biologiques, l’indétermination peut induire des formes nouvelles par une « auto-organisation » sans laquelle l’évolution biologique resterait incompréhensible.[3]

La reconnaissance de l’indétermination et le retour à l’irréversibilité du temps relativisent considérablement la validité de l’espace-temps, réduit à une formulation mathématique applicable à des expérimentation physiques de courte durée en système fermé, où les influences aléatoires peuvent être négligées.

Le couple antagoniste Détermination-Indétermination est la définition du temps en tant qu’évolution. La mesure du temps, le temps conventionnel, se fonde sur l’antagonisme analogue entre constance et variabilité. Il est déduit du déroulement constant de mouvements périodiques tels que la rotation de la Terre, les mouvements mécaniques d’une horloge mécanique ou les vibrations du quartz des chronomètres modernes. La période constante est admise comme mesure du temps (t), (p. ex. le jour en tant que période de rotation de la terre); inversement, la fréquence (1/t) désigne la variabilité. En dernière analyse, cependant, les fréquences sont les causes de l’indétermination. Prigogine explique en effet que selon les démonstrations mathématiques de Poincaré, les systèmes dynamiques ne sont pratiquement jamais intégrables: ils ne peuvent pas être représentés par des équations de mouvement déterministes. La non-intégrabilité, et par conséquent l’indétermination est due à l’existence de résonances entre les degrés de liberté du système. « Or les résonances sont des conditions qui doivent être remplies par des fréquences », ajoute Prigogine. Par conséquent, le temps en tant que mesure de la durée, correspond à la détermination, et l’inverse du temps, la fréquence, correspond à l’indétermination.

 

Notes bibliographiques.

(1) L. von Bertalanffy, "Théorie générale des systèmes."

(2) S. Lupasco fait dans son livre "L'énergie et la matière vivante" un inventaire détaillé des antagonismes sur tous les niveaux de l'organisation biologique. A la différence du sens abstrait de fonction que nous donnons ici à l'antagonisme, Lupasco y voit surtout une interaction énergétique, avec l'intention de réduire toutes les fonctions biologiques à des événements énergétiques dans le sens de la thermodynamique classique; ce qui explique le titre de son livre.

(3) I. Prigogine et I. Stengers, "Entre le Temps et l'Eternité". Ilya Prigogine est physico-chimiste et prix Nobel de chimie 1977. Isabelle Stengers est philosophe des sciences.

(4) ibid., p. 26 et suivantes.

(5) F. Capra, "Le Tao de la physique", p. 183. Citation tirée de Suzuki: "On Indian Mahayana Budhism", p.148-149.

(6) S. Lupasco, "Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie", p.97.

(7) Abhay Ashtekar, "La gravitation quantique". La Recherche, No. 160 (1984).