Chapitre  I

Une nouvelle axiomatique.

La méthode scientifique classique.

L'origine et l'évolution historique des sciences naturelles ainsi que le caractère unilatéral et incomplet de leurs méthodes ont été largement exposés et discutés par F. Capra  dans plusieurs ouvrages, sous l'angle des nouvelles découvertes de la physique quantique (1). Les principes logiques généraux, les axiomes ou présuppositions, de cette méthode scientifique qui reste aujourd'hui encore déterminante en biologie et en médecine, seront brièvement résumés ici.

Galilée était le premier à démontrer comment la nature pouvait être décrite par des propriétés mesurables telles que nombres, grandeurs, formes etc., et comment, avec l'aide de tels symboles quantitatifs, les relations entre les objets et les événements pouvaient  être représentées mathématiquement comme des lois de la nature, afin de pouvoir prédire l'apparition des phénomènes.

Bacon défendit  cette méthode de description mathématique de la nature et établit une méthode inductive claire, permettant d'acquérir des connaissances scientifiques sûres, par l'expérimentation reproductible. Il considéra la nature comme une mécanique et exigea qu'elle soit décomposée en parties, afin de pouvoir lui arracher tous ses secrets et de la dominer ainsi, pour la rendre utile à l'homme.

Descartes réunit les idées de Galilée et de Bacon dans son "Discours de la Méthode". Sa contribution essentielle à la méthode scientifique consistait avant tout dans une distinction claire entre ce qui relève de l'esprit et qui est qualitatif et subjectif (res cogitans) et ce qui relève de la nature matérielle et qui est mesurable et objectif (res extensa). Bien qu'en réalité Descartes eût attribué au subjectif, à la raison, un rôle déterminant (je pense, donc je suis) (2), cette distinction a été interprétée après lui, par les "cartésiens", de telle manière que seul le mesurable ou objectivable est qualifié de rationnel, alors que ce qui est subjectif et qualitatif est traité d'irrationnel et n'est par conséquent pas digne d'une recherche scientifique sérieuse.

Newton combina l'expérimentation avec l'analyse mathématique pour établir ce qui deviendra la méthode scientifique classique. Après lui, tous les phénomènes seront expliqués par les mouvements mécaniques d'une matière constitutive absolue, formée de particules supposées identiques, de "briques de la matière" caractérisées uniquement par leur masse, par leur assemblage dans un espace indépendant à trois dimensions et par leur mouvement dans un temps linéaire et unidirectionnel. Les forces en jeu, distinctes de la matière, seront censées être produites, comme celle-ci, par une impulsion initiale créatrice et les quantités initiales de matière seraient restées conservées au cours de tous les mouvements et transformations de l'univers.

La méthode des sciences naturelles qui détermine aujourd'hui encore la conception du monde de notre civilisation technologique, repose sur un petit nombre de principes fondamentaux ou axiomes. Ce sont des présuppositions indémontrables qui représentent la base de tous les raisonnements ultérieurs. Ils ne sont jamais exprimés tels quels mais restent sous-entendus dans le discours scientifique.

  1. Le principe matérialiste ou positiviste. -  La matière est reconnue comme  principe ontologique, comme base essentielle de tout ce qui existe dans la nature. Le principe selon lequel toute existence et tout effet relèvent de la matière est considéré comme tellement évident en médecine et en biologie moléculaire par exemple, qu'il ne paraît pas nécessaire de le mentionner ou de le discuter.
  2. Le principe réductionniste. - Tout objet est un ensemble composé de parties matérielles qui doivent être étudiées séparément, car le tout n'est rien de plus que la somme de ses parties, et en connaissant les propriétés des parties on connaît celles de l'ensemble.
  3. Le principe mécaniste ou déterministe. - Chaque effet a une cause déterminée. La relation de cause à effet est réversible et sans équivoque. Il en résulte qu'en connaissant de façon complète l'état d'un système expérimental à un moment donné, ses états à tout autre moment dans le temps sont déterminés par ces relations de cause à effet et peuvent en principe être prédits mathématiquement.
  4. Le principe de la causalité linéaire (ou la pensée analytique linéaire). - Il est une conséquence des principes réductionniste et déterministe. Tout processus global est décomposable en une série d'enchaînements linéaires de causes et d'effets qui peuvent être étudiés séparément.
  5. Le principe rationaliste. - Seuls les faits mesurables, qui peuvent être représentés mathématiquement, sont objectifs, scientifiques et rationnels. Tout ce qui est qualitatif, subjectif et non reproductible n'est pas scientifique et par conséquent irrationnel.
  6. Le principe de non-contradiction et du tiers exclu. - Ce principe est la base de toute la logique formelle aristotélicienne: Lorsqu'une affirmation est reconnue comme vraie, l'affirmation contraire ne peut pas être vraie et une troisième possibilité située entre ces deux affirmations est exclue. Ce principe, évident pour tout fait d'observation,  est reconnu comme valable, par extension, pour tous les domaines du savoir.

Conformément à l'exigence de Bacon de décomposer la nature pour mieux la dominer, ces principes de la méthode scientifique confèrent aux sciences naturelles une orientation surtout utilitaire. Le but de cette méthode de recherche consiste en effet à isoler des domaines partiels des interconnexions globales de la nature, afin de pouvoir mieux exploiter ses ressources. C'est précisément parce que cette pensée analytique est orientée par l'utilité pratique et renonce délibérément à parvenir à une compréhension plus profonde du caractère global des événements de la nature, qu'elle a pu conduire vers de grandes réalisations technologiques. Il semble en effet - surtout si l'on considère les méthodes de production et d'exploitation de l'énergie et de fabrication de matériaux chimiquement purs - que seuls les états de déséquilibre provoqués par des dispositifs techniques isolant un domaine partiel de l'ensemble des événements de la nature, peuvent conduire vers des effets utilisables.

Bien que cette méthode continue à être appliquée avec succès dans tous les domaines de la recherche expérimentale, il s'est avéré peu à peu dans la recherche fondamentale, surtout en physique théorique, que ses principes ne sont pas compatibles avec certaines propriétés et lois essentielles de la nature. Déjà au dix-neuvième siècle, l'image mécanique et déterministe du monde de la physique de Newton fut remise en question lorsque, à la suite de la découverte des phénomènes électromagnétiques par Faraday et Maxwell, la notion de champ de force remplaça celle de la force mécanique. La conception de la matière comme une entité absolue et indépendante finit par être ébranlée au début du vingtième siècle par la théorie de la relativité de Einstein. La masse, la propriété mesurable essentielle de la matière, ne pouvait en effet plus être définie que par ses rapports avec l'énergie, l'espace et le temps. Enfin l'introduction de la théorie des champs dans la  physique nucléaire conduisit à deux descriptions fondamentalement contradictoires des propriétés élémentaires de la matière. L'une s'appuie sur la théorie atomiste classique, selon laquelle la matière, et par conséquent le monde, est constituée de particules élémentaires. L'autre repose sur la théorie ondulatoire  et explique la matière et ses propriétés par des phénomènes énergétiques. En 1927,  Niels Bohr constata que les deux théories sont toutes les deux nécessaires et indispensables pour une description complète des phénomènes nucléaires et sont donc complémentaires. Ce principe de complémentarité, qui  est applicable aussi à la contradiction entre la continuité de l'onde ou du champ et la discontinuité du quantum d'énergie établi par Planck a été finalement clairement formulé dans le principe d'incertitude de Heisenberg. La complémentarité de propriétés ou de théories contradictoires en physique quantique signifie cependant que le principe de non-contradiction n'a pas une validité illimitée.

Contrairement au réductionnisme de la méthode cartésienne, la conception du monde de la physique quantique peut être qualifiée de globale, holistique ou systémique. Le monde est conçu comme un tout dynamique indivisible dont les manifestations ne peuvent pas être réduites à des entités indépendantes et inaltérables, telles que des briques élémentaires de la matière, mais ne peuvent être comprises que par leurs relations avec l'ensemble. La causalité mécanique linéaire est ainsi remplacée par une relation de la partie avec le tout qui ne peut pas être réduite à la somme des relations individuelles avec toutes les autres parties. (3)

En physique quantique, le principe déterministe est aussi remis en question par l'apparition spontanée d'événements quantiques, tels que par exemple la décomposition radioactive, qui ne peuvent être exprimés mathématiquement que par le calcul des probabilités. Il est vrai que l'on cherche à réduire ces probabilités ou spontanéités à des "causes non locales". Mis à part le fait que cette notion n'a rien de commun avec des causes dans le sens classique du terme (4), d'autres recherches, dans le domaine des chaos déterministes, ont démontré que chaque système ouvert a, sous certaines conditions, un comportement fondamentalement indéterminable. En particulier les travaux de I. Prigogine sur les "structures dissipatives ", l'apparition d'un ordre dans les systèmes chaotiques, indiquent que l'indétermination joue dans l'évolution des systèmes ouverts - et par conséquent dans celle des systèmes biologique - un rôle essentiel. Ces découvertes placent l'organisation biologique et son évolution dans un contexte nouveau; elles seront donc expliquées plus en détail par la suite.

Enfin, la physique quantique fut placée devant un autre paradoxe lorsqu'il s'avéra que ce n'est pas l'objet mais le dispositif expérimental, donc le comportement de l'expérimentateur, qui détermine, si un électron se présente à l'observation  comme une particule localisable ou comme une onde sans localisation précise. Par cette implication du sujet dans l'expérimentation, et par conséquent dans la connaissance qui en résulte, la prétention à l'objectivité absolue du principe rationaliste est également mise en défaut.

La plupart des grands physiciens de ce siècle ont reconnu qu'il faut tenir compte du rôle du sujet expérimentateur dans l'interprétation des résultats de l'expérimentation et que, par conséquent, une compréhension complète de la physique ne pourra pas être atteinte sans une réflexion sur les conditions subjectives de  la connaissance, donc sur le rôle de la conscience humaine. Aussi bien les pères de la physique quantique: Bohr, Schrödinger, Eddington, Heisenberg et Pauli, que leurs successeurs les plus importants comme David Bohm et Geoffrey Chew, dont il sera question plus loin, ont exprimé dans leurs considérations philosophiques leur conviction que la réalité ne peut pas être réduite aux faits objectifs rationnels, et qu'une compréhension plus profonde de la nature ne pourra être acquise qu'en relation avec le subjectif, le signifiant, le qualitatif que l'on nomme irrationnel.

 

De la stabilité matérielle à l'équilibre fonctionnel.

Du point de vue des sciences naturelles il peut paraître étonnant que ce sont justement les physiciens qui s'occupent de nouveau de questions philosophiques et qui attirent l'attention sur l'importance de valeurs traditionnelles irrationnelles que l'on croyait pouvoir reléguer dans un passé définitivement révolu. Mais si l'on tient compte du caractère singulier de la physique quantique ou de la physique théorique en général, cela ne devrait pas étonner. Dans ce domaine abstrait, les objets de la recherche ne sont plus des choses concrètes, observables directement par les sens ou manipulables à l'aide d'instruments d'observation. Les objets de la physique quantique peuvent être établis seulement comme des hypothèses, en calculant leurs propriétés qui ne peuvent être vérifiées ensuite qu'indirectement, au moyen de dispositifs expérimentaux gigantesques. "Les quarks, les électrons, les atomes et les molécules ne sont pas des briques de la matière, ce ne sont pas des objets trouvés mais des objets inventés, des constructions de ceux qui  poursuivent des recherches sur la réalité matérielle", déclarait le physicien H.  Primas dans une conférence au sujet des présupposés ou préjugés dans les sciences naturelles (5). Dans ce sens, la physique n'est en fait plus une science de la matière. Elle va bien au-delà des faits d'expérience et devient une science des lois de la nature et de l'ordre universel. Mais cela n'est plus de la physique, cela se nomme métaphysique.

Descartes lui-même avait parfaitement compris cette relation entre la physique et la métaphysique, puisqu'il écrivit dans la préface des "Principes": "Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences". Cette métaphore est citée volontiers par les successeurs de Descartes, les cartésiens, pour relever que toutes ces autres branches des sciences ne peuvent porter de fruits qu'en étant rattachées au tronc commun qu'est la physique. Mais ils oublient tout aussi volontiers que la physique est elle-même enracinée dans la métaphysique.

Dans la physique actuelle, il existe deux hypothèses qui sont souvent citées comme modèles de la nouvelle pensée holistique. La formulation mathématique de ces théories elles-mêmes n'est pas accessible au profane. Il est remarquable par contre que toutes les deux s'appuient sur des présuppositions semblables, qui ont un caractère nettement holistique et métaphysique.

 L'ordre implicite de David Bohm part de l'hypothèse que les nombreux faits d'expérience qui composent notre savoir spécialisé et fragmenté, prennent tous leur origine dans un  ordre non manifesté, implicite ou "impliqué" (de l'anglais implicated) aussi traduit par "implié". Celui-ci représente le tout indifférencié et non manifesté qui, en tant qu'ordre génératif, produit les particularités (les fractals) de l'ordre "déplié" ou manifesté.

 Cette thèse provient de la théorie quantique des champs. Les comportements spontanés des particules ou quanta sont déterminés par un potentiel quantique qui correspond à un champ quantique. Ce champ, dont les informations dirigent les mouvements spontanés de la particule, représente pour celle-ci un premier ordre implicite. Ceci présuppose à son tour un second ordre "superimplicite", un "superchamp", dont proviennent les informations qui dirigent et organisent le premier champ. Selon Bohm il existe ainsi dans la nature "une série indéfinie, peut-être des hiérarchies, d'ordres implicites, dont certains forment des cercles relativement fermés, d'autres non". (6)

 Bohm compare la relation entre les faits d'expérience (de l'ordre explicite) et le tout indifférencié de l'ordre implicite avec un hologramme, dans lequel chaque élément est une sorte de reflet du tout. Mais puisque, dans le cas de l'ordre implicite, il ne s'agit pas d'un phénomène statique mais d'un processus dynamique, il a introduit le terme de "holomouvement".

 La théorie du "bootstrap" ou matrice S de Geoffrey Chew est une réaction aux conceptions mécanistes de la physique classique de Newton. Elle exige le renoncement à toute équation de mouvement, c.-à-d. à toute représentation de particules matérielles en mouvement. Ce renoncement radical a cependant pour conséquence l'absence de toute "brique" fondamentale de la réalité physique. L'ensemble de ce qui se passe dans la nature ne doit être expliqué que par la cohérence des relations logiques entre les événements de l'ensemble. (Bootstrap signifie se maintenir en l'air en se soulevant par ses propres bottes). F. Capra a commenté cette théorie de la façon suivante:

  "Selon cette "philosophie bootstrap", la nature ne peut être réduite à des entités fondamentales, comme par exemple les constituants essentiels de la matière, mais doit être comprise entièrement en termes de cohérence ... Non seulement l'hypothèse du bootstrap dénie l'existence de constituants fondamentaux de la matière, mais elle n'accepte aucune entité quelle qu'elle soit, aucune loi, équation ou principe fondamental  ...  Aucune des propriétés d'une partie quelconque de ce tissu n'est fondamentale; elles découlent toutes des propriétés des autres parties et la cohérence générale de leurs interactions détermine la structure du tissu entier." (7)

 En physique quantique, cette cohérence globale signifie que la particule observée n'est qu'un événement qui est produit par les relations entre tous les autres événements ou particules. Chew a formulé les relations de la particule avec le tout de façon encore plus précise. Selon ses propres termes, cités par B. Nicolescu, "chaque particule nucléaire a trois rôles différents: 1) un rôle de constituant des ensembles composés, 2) un rôle de médiateur de la force responsable de la cohésion de l'ensemble composé, et 3) un rôle de système composé ...". Nicolescu fait remarquer que "la particule joue le triple rôle d'un système en interaction (irréductible) avec les autres systèmes, ce qui constitue un premier rapprochement entre la théorie du bootstrap et la pensée systémique moderne". (8)

 Les hypothèses de Bohm et de Chew  sont formulées de manière tellement universelle que leur application ne se limite nullement à la physique quantique. Cette conception du monde à la fois holistique et dynamique, que Capra a comparée avec le mysticisme oriental, constitue la base de la pensée holistique, systémique ou écologiste, dont il s'est fait le promoteur.

 Une nouvelle philosophie holistique applicable à la biologie pourrait en effet être formulée presque dans les mêmes termes. Une conception non-réductionniste, systémique et dynamique de l'objet de recherche devrait paraître encore plus légitime  en biologie qu'en physique. Selon les principes de la thermodynamique classique, les organismes vivants devraient être presque par définition instables. Ils maintiennent pourtant leur existence grâce à un tissu d'interactions constantes avec l'environnement. Mais en biologie, les interactions ne peuvent pas être réduites à des événements énergétiques simples comme en physique. C'est pourquoi on utilise en général l'expression "fonction" pour les désigner. La biologie moléculaire a par exemple démontré que la membrane qui délimite la cellule et qui garantit son intégrité, a les propriétés d'un liquide et fonctionne de manière à renouveler ses constituants à un rythme très rapide. Même l'acide désoxyribonucléique (ADN), qui constitue les chromosomes et représente la mémoire génétique, par laquelle les propriétés de l'espèce sont transmises de génération en génération, doit sans doute la stabilité de sa composition à la permanence des mêmes fonctions répondant aux mêmes conditions de l'environnement, plutôt qu'à sa structure chimique.

 L'existence et le fonctionnement correct des organismes biologiques ne se laissent en effet pas expliquer par la stabilité de leur structure matérielle mais seulement par le bon équilibre d'un ensemble d'interactions ou de fonctions, qui permettent leur survie  et leur renouvellement permanent dans le jeu des relations et interconnexions avec un environnement changeant sans cesse. On aurait tort, cependant, de comprendre sous cet ensemble d'interconnexions un holisme flou, quelque chose qui se constituerait par hasard, voire même un état chaotique. Les découvertes récentes dans divers domaines des sciences tendent toutes vers une conception systémique et hiérarchisée des relations complexes de la nature.

 En biologie moléculaire par exemple, où les systèmes vivants sont représentés par leur composition biochimique, on découvre que celle-ci est construite en niveaux successifs de complexité croissante, par l'intégration de systèmes moléculaires d'ordre inférieur dans des ensembles d'ordre supérieur. Chaque objet de la biologie est ainsi un système matériel qui est composé de systèmes plus petits et qui est lui-même un élément composant d'un système plus grand. Avec chaque niveau d'intégration plus élevé et plus complexe apparaissent ainsi de nouvelles propriétés. (9)

 Dans sa théorie du bootstrap, Chew décrit le triple rôle de la particule de manière apparemment semblable: elle est une partie d'un ensemble composé, entretient par des forces des relations avec d'autres particules du même niveau, mais est elle-même un système composé. Cependant Chew, en parlant de systèmes, ne désigne pas des entités matérielles comme en biologie moléculaire, mais des interactions, des relations fonctionnelles.

 Les différences de conception et de langage entre la biologie et la physique sont exprimées de façon encore plus nette chez Bohm. Il explique l'ordre implicite par un champ énergétique qui organise par ses informations le champ quantique d'ordre inférieur de la particule, mais qui est lui-même organisé par les informations d'un champ d'ordre supérieur, le "superchamp", correspondant à un ordre "superimplicite". Alors qu'en biologie on continue à expliquer les systèmes par des entités matérielles, des atomes et des molécules, la nouvelle physique rejette ces concepts qu'elle avait elle-même établies, et les remplace par les systèmes, les champs  et les informations.

 La méthode classique des sciences naturelles, qui prévaut toujours en biologie et en médecine et qui consiste à réduire l'être vivant à un assemblage de parties composantes et à attribuer ses propriétés aux relations d'ordre mécanique ou dynamique entre ces constituants matériels, est donc dépassée, insuffisante et même indéfendable du point de vue de  nombreux physiciens. L'existence, c'est-à-dire la vie et l'activité des systèmes  biologiques, n'est en effet pas due à leur stabilité matérielle. Elle doit être expliquée par  un équilibre global, une cohérence des interconnexions fonctionnelles.

En biologie comme en physique quantique, la notion de système doit remplacer celle de la matière. Mais sous le terme système il ne faut pas comprendre un agrégat matériel mais un ensemble fonctionnel qui, bien que composé de systèmes d'ordre inférieur, est pourtant aussi organisé par un système d'ordre supérieur.

Le concept de système est cependant, comme celui de matière, une idée abstraite et complexe. La notion de matière, en tant que substance ou masse, est déduite des phénomènes perceptibles par les sens, tels que l'inertie, la résistance à l'application d'une force. Le concept de système par contre est déduit de l'observation de relations fonctionnelles. Pour établir une nouvelle philosophie des sciences sur une base axiomatique vraiment universelle, il sera donc nécessaire de distinguer et de définir clairement la notion de phénomène d'une part, et celle de fonction d'autre part.

 

Définition du phénomène: son aspect ternaire.

La réalité, qui ne peut plus être expliquée par des entités matérielles, devrait seulement être désignée comme un  fait d'observation, un phénomène. En effet, selon le dictionnaire, le phénomène est ce qui est perçu par les sens. Il est donc l'objet de toute observation et par définition l'objet des sciences expérimentales.

Dans les sciences dites exactes, les phénomènes sont décrits par leurs grandeurs mesurables. Si l'on examine ces mesures, définies comme unités internationales, on peut faire la constatation que toutes dérivent de trois unités qui mesurent la matière (gramme), l'espace (mètre) et le temps (heure), car elles sont ou peuvent être définies par des dispositifs expérimentaux décrits avec ces trois unités. Ainsi, si l'on prend le newton, l'unité de mesure de la force, dont dérivent notamment toutes les autres expressions énergétiques de la physique, il est défini par la force qui communique à un corps ayant une masse de  1 kilogramme une accélération de 1 mètre par seconde carrée. Si l'on tient compte du fait qu'à l'origine la mesure de la masse ou du poids était déduite d'une force, celle de la pesanteur, alors il devient évident que la masse et l'énergie sont liées dans une relation complémentaire, ce qui fut de nouveau établi par la théorie de la relativité et, en physique quantique, par la complémentarité de la particule et de l'onde. C'est pourquoi, selon les conceptions actuelles de la physique, la notion de matière ne signifie plus une substance. Elle embrasse les termes masse et énergie comme aspects complémentaires, donc comme deux formes phénoménales différentes d'une seule relation dynamique globale. C'est donc un fait évident, résultant de l'expérience immédiate, que la description mathématique des phénomènes peut être réduite à trois sortes de paramètres: matière, espace et temps.

Si l'on considère la formule d'Einstein: E = m . c², on constate d'abord qu'elle est l'expression de l'équivalence ou complémentarité de l'énergie et de la masse. Quant à la constante c, elle désigne la vitesse de la lumière. Mais par le rapport distance/temps, celle-ci représente une relation de l'espace au temps. Tout cela signifie qu'une énergie, pour être observable en tant que phénomène concret, doit être définie non seulement par son rapport fonctionnel antagoniste avec la masse (matière = masse ou énergie), mais encore par la relation de celle-ci avec l'espace et le temps.

Non seulement en physique mais aussi dans l'expérience quotidienne de l'environnement, chaque phénomène se présente à l'observateur sous trois aspects différents mais inséparablement reliés; il comprend:

-          une composition matérielle, par quoi on peut comprendre aussi bien une énergie qu'une substance.

-          une disposition spatiale: sa forme ou localisation.

-          une évolution temporelle: ses changements ou mouvements.

L'objet de l'observation n'a donc plus le statut d'une entité simple, d'une réalité extérieure indépendante et univoque. L'objet de l'expérience sensorielle ou expérimentale immédiate est un phénomène qui, pour être objectivement observable (c.-à-d. pour être mesurable), doit être décrit par ses relations avec les trois conditions cosmiques obligatoires: matière, espace et temps. Lorsque le phénomène ou objet de connaissance est ainsi défini par la corrélation de ses trois aspects - matériel, spatial et temporel - alors seulement il est actualisé et objectivable dans le sens strict de ce terme: il ne peut pas avoir au même moment, au même endroit et sous tous les rapports la propriété A et la propriété non-A. Il est soit A soit non-A. L'observation ou connaissance expérimentale du phénomène obéit donc bien à la logique classique de la non-contradiction et du tiers exclu.

 

Définition de la fonction : l'antagonisme.

Selon les dictionnaires, la fonction est le rôle ou utilité d'un élément dans  un ensemble. La fonction n'est donc pas un phénomène mais une idée abstraite, expression des activités ou des transformations auxquelles les phénomènes sont assujettis par leurs interactions réciproques. Bien qu'en biologie on donne à la "fonction" le sens d'un effet orienté par une finalité au moins apparente, elle ne doit pas nécessairement être conçue comme une notion fondée sur un présupposé finaliste. Elle peut au contraire être comprise dans le sens des interactions, des relations réciproques ou interconnexions de la physique quantique. Les quanta, particules ou atomes ne sont en effet plus considérés comme des briques de matière, mais comme des systèmes, des unités ou modules fonctionnels, qui sont produits par des interactions élémentaires gouvernées par des lois de symétrie et de conservation. Cette conception était déjà proposée par Heisenberg qui déclara:

  "...Toute particule consiste de toutes les autres particules... Par quoi faut-il donc remplacer le concept d'une particule fondamentale? Je pense qu'il faut remplacer ce concept par le concept d'une symétrie fondamentale... Et une fois que ce changement décisif aura été effectivement accompli... je ne pense pas que nous ayons besoin de quelque autre intuition pour comprendre la particule élémentaire - ou plutôt non élémentaire." (10)

La conception actuelle de la physique quantique est bâtie entièrement sur cette idée des symétries qui est à l'origine des interactions entre quanta ou champs. Mais jusqu'à présent, cette description dynamique de la réalité n'a guère influencé les autres sciences naturelles. Le seul biologiste et philosophe qui a reconnu l'importance des conséquences conceptuelles de la physique quantique est Stéphane Lupasco. Il a conçu une théorie des systèmes (ou systémologie) qui explique la vie non pas par la matière, mais par les interactions dynamiques produites par des forces, propriétés ou états opposés et symétriques. S'inspirant du principe de complémentarité de Bohr, du principe d'incertitude de Heisenberg et surtout du principe d'exclusion de Pauli, qui est à l'origine des liaisons chimiques covalentes et par conséquent de toute la structure macroscopique de la biologie, Lupasco a tiré la conclusion que tous les phénomènes résultent fondamentalement de l'antagonisme de forces ou éléments logiques contradictoires. Il postula donc un "principe d'antagonisme" qu'il présenta comme base logique de la constitution de tous les systèmes complexes. Il le définit comme une dualité de dynamismes à la fois contraires et complémentaires,  qui sont liés l'un à l'autre de telle manière que l'un ne peut être défini et compris que par son opposition à son contraire. Il expliqua la relation contradictoire des deux éléments antagonistes par le fait que l'existence  de l'un à l'état actualisé entraîne l'existence de l'autre à l' état potentialisé et inversement, de telle sorte que le principe de non-contradiction de la logique classique ne soit jamais enfreint. (11)

Lupasco fit donc une distinction entre un état actualisé (état A) et un état potentialisé (état P). A ces deux il ajouta un troisième état (état T) qui correspond à un état intermédiaire, à un équilibre exact entre l'actualisation et la potentialisation, origine des deux autres états et des éléments antagonistes qui les représentent. Ainsi le principe d'antagonisme devint une logique du tiers inclus.

Cette philosophie des trois états (ou des trois matières) a une certaine ressemblance avec les trois ordres de David Bohm:  l'ordre explicite, l'ordre implicite et l'ordre  superimplicite qui est l'origine des deux autres. L'ordre implicite ou les potentialités de la physique quantique signifient cependant bien plus qu'une simple potentialisation. Lupasco avait certainement une vision intuitive de la logique des relations globales, compatible avec la physique quantique. Malgré cela, et bien qu'il eût reconnu dans le principe d'antagonisme une logique d'ordre supérieur à celle du principe de non-contradiction, il ne parvint pas à se libérer de l'emprise de la pensée réductionniste et déterministe. Déjà les expressions actualisation-potentialisation sont utilisées dans le sens des processus réversibles de la mécanique. Sa systémologie aussi est bâtie selon le principe réductionniste de l'assemblage de l'ensemble par des parties composantes.

C'est pour cette raison que le principe d'antagonisme doit être redéfini dans un sens plus général. Son importance ne réside en effet pas dans une bascule entre un état actualisé et un état potentialisé, mais dans la représentation globale d'un processus dynamique. Bien sûr, le principe de non-contradiction reste valable pour l'observation des phénomènes actualisés de l'ordre explicite, car un phénomène ne peut pas présenter au même moment, au même endroit et sous le même point de vue des propriétés contraires. Un processus dynamique par contre, et par conséquent sa fonction, est toujours produit par un potentiel de forces qui présuppose un gradient entre une paire de propriétés ou d'états opposés. Ces antagonistes participent donc toujours en commun et de façon actuelle au processus, mais se présentent à l'observation de façon dissociée:

-          Ils peuvent être dissociés dans l'espace ou symétriques, comme les pôles d'un champ magnétique ou d'un potentiel électrique.

-          Ils peuvent être dissociés dans le temps ou périodiques comme la lumière du jour et l'obscurité nocturne dans le cycle circadien.

-          Enfin ils peuvent aussi être dissociés dans la matière ou complémentaires, observables par des moyens matériels ou instrumentaux différents, comme l'aspect de particule et l'aspect d'onde de l'électron.

Les éléments contradictoires de l'antagonisme sont donc des aspects inséparables d'un même processus dynamique qui, dans nos exemples, correspond respectivement à un champ polarisé, à la rotation de la Terre, et à la charge électrique élémentaire. L'importance de l'antagonisme réside donc dans sa représentation d'un processus dynamique ou fonctionnel, raison pour laquelle il peut être désigné comme définition d'une fonction.

En physique, ces antagonismes ont été représentés par les symétries et lois de conservation et par les complémentarités. Dans le fond, une équation est toujours la représentation d'un antagonisme et elle est aussi désignée en physique par le terme  fonction. Mais les équations mathématiques sont déjà des systèmes complexes d'antagonismes, car, comme il sera démontré au chapitre  , toutes les unités de mesure, dont elles représentent les relations, sont elles-mêmes des rapports entre significations antagonistes.

Les équations chimiques représentent les antagonismes d'une manière beaucoup plus expressive. Elles décrivent toujours un équilibre entre réactions opposées ou inverses. L'équation suivante propose un exemple de l'équilibre fondamental en biologie entre la réduction et l'oxydation.

                                                 Oxydation

                                                  ----------->

            Alcool   R - CH2 OH + O2                R - COOH + H2O   Acide

                                                  <-----------

                                                  Réduction

Cette équation peut évidemment être décomposée en réactions intermédiaires et subordonnées, passant par l'aldéhyde. En poussant l'analyse plus loin, la réaction chimique s'explique par les échanges d'électrons entre atomes, formant les liaisons covalentes. Mais comme ceux-ci obéissent aux lois des symétries du principe de Pauli, on se retrouve encore face à des antagonismes. Cet exemple simple a cependant pour seul but de montrer que l'équation chimique représente un équilibre entre deux états extrêmes possibles: l'état relativement réduit de l'alcool et l'état oxydé de l'acide. Qu'une réaction se déroule effectivement soit dans le sens d'une oxydation vers l'acide, soit dans le sens d'une réduction vers l'alcool ne dépend pas de l'équation elle-même ni des états  antagonistes qu'elle représente, mais du contexte global de l'environnement. Celui-ci a été décomposé par  les chimistes en une série de conditions particulières  telles que température, pression, pH et pO², apport ou élimination d'énergies ou de substances, catalyseurs  etc., qui peuvent être manipulés séparément pour diriger la réaction dans le sens souhaité.

L'antagonisme, en tant que définition d'une fonction, doit toujours être compris de cette manière, comme un potentiel, un état de tension en équilibre, ou comme une symétrie entre deux états extrêmes possibles, le déplacement ou la rupture de cette symétrie dépendant entièrement du cadre environnemental global dont fait partie aussi le sujet observateur, et qui détermine ainsi le fonctionnement effectif.

A partir de ces antagonismes des réactions biochimiques se constituent les régulations biologiques plus complexes qui résultent à leur tour de potentiels antagonistes et qui sont en général décrits comme des mécanismes de feed-back. Dans un de ses livres,  "L'énergie et la matière vivante", Lupasco  a présenté un inventaire détaillé et impressionnant des antagonismes dans tous les domaines et sur tous les niveaux de l'organisation biologique.

De ces fonctions biologiques émergent les comportements psychologiques qui se caractérisent par un dualisme très marqué. Plaisir  ou douleur conduisent, en passant par le désir ou l'aversion et l'amour ou la haine, vers les notions de bien ou de mal. Tous ces dualismes correspondent à une fonction: la conservation ou la destruction du système global, peu importe qu'il s'agisse de l'individu, de l'espèce ou de la société.

Non seulement les comportements émotionnels mais aussi tous les processus rationnels sont organisés par des relations antagonistes. Il n'est pas difficile de se rendre compte qu'à chaque expression verbale abstraite qui ne désigne pas une chose ou un système complexe mais une propriété élémentaire, un effet ou un état, on peut toujours trouver une expression contraire qui correspond à une propriété contraire, à un effet inverse ou à un état opposé. Ce comportement dualiste de la pensée, qui est à l'origine du principe de non-contradiction, résulte de la nécessité physiologique élémentaire de répondre par des décisions et des réactions sans équivoque à des questions d' importance vitale.  Il naît en dernière analyse du mode de réaction physiologique binaire de la cellule individuelle qui ne peut répondre à toute excitation que selon la règle du tout ou rien: dépolarisation ou pas de dépolarisation.

Mais ce dualisme, qui résulte de la nécessité physiologique élémentaire de réactions nettes, sans ambiguïté, aux stimulations de l'environnement, ne correspond pas à une réalité, il est plutôt une distorsion des vrais rapports fonctionnels. Ceux-ci sont toujours fondés sur des équilibres, sur des symétries de probabilités contraires, qui peuvent être rompues et déviées en faveur de l'une ou de l'autre des deux possibilités. Ces concepts antagonistes qui, en tant qu'éléments logiques, sont désignés par des expressions linguistiques contradictoires, sont des cas extrêmes asymptotiques, donc impossibles, parce que chacun d'eux ne peut être conçu qu'à travers le rapport fonctionnel global qui le relie à son contraire. Les expressions logiques du langage ne peuvent donc jamais être absolument vraies, elles indiquent par contre l'orientation indispensable pour réagir, agir et penser.

L'antagonisme devient ainsi le fondement d'une logique supérieure au principe de non-contradiction, qui est applicable aux relations fonctionnelles globales où toute vérité absolue est exclue. Il peut être défini de la manière suivante.

L'antagonisme est la relation qui existe entre deux éléments logiques contraires qui sont inséparablement réunis en un ensemble fonctionnel. Chaque antagonisme désigne  un  potentiel d'action  qui  est à l'origine  d'une fonction déterminée.

Cette définition exprime elle-même une relation antagoniste entre la contradiction des éléments logiques, qui est à l'origine du monde fragmenté des phénomènes que nous percevons, et leur unité fonctionnelle indivisible qui se rapporte à un tout qui est  l'origine indifférenciée de toutes les interconnexions globales. C'est pour cette raison qu'elle ne peut être comprise pleinement que dans le cadre de la conception globale de la connaissance qui va être exposée au prochain paragraphe. Toute la logique des relations fonctionnelles dont sont faits les systèmes, repose sur l'antagonisme. Ce principe fondamental qui conduira dans la suite de cet exposé vers de nouveaux développements logiques, est expliqué de manière un peu plus détaillée et dans un contexte plus large dans l'annexe : "Complémentarité, antagonisme et fonction".

La connaissance en tant que fonction: objectivité et subjectivité.

Selon les conceptions les plus modernes, la connaissance n'est ni le reflet d'une réalité matérielle objective et extérieure, comme on le suppose dans la physique classique, ni la projection vers l'extérieur d'une réalité qui serait purement subjective et intérieure, mentale ou spirituelle.

Selon les expériences de J. Piaget qui a étudié les processus d'apprentissage chez l'enfant, la connaissance, donc l'acquisition de nouvelles capacités pratiques ou intellectuelles plus complexes, est construite progressivement par l'interaction entre les structures cognitives préexistantes du sujet avec les propriétés ou le comportement de l'objet, comme dans tout processus biologique d'adaptation (12). Dans les théories les plus modernes des sciences cognitives défendues par F. Varela (13), la connaissance est expliquée dans le même sens, par l'interaction entre sujet et objet, d'où elle surgit comme "émergence", comme une structure fonctionnelle nouvelle et plus complexe. Cette interaction entre sujet et objet, appelée "enaction", est comparée par Varela à la corrélation entre la poule et l'oeuf qui se définissent mutuellement, et la connaissance  est décrite comme une construction qui se constitue progressivement et dont le but ou aboutissement est le développement de systèmes viables.

La connaissance  est donc une fonction dont l'antagonisme repose sur le couple sujet-objet. L'objet a déjà été défini en tant que phénomène. Une connaissance objective serait donc celle qui, comme l'exigent les sciences, serait exprimée uniquement par des paramètres quantitatifs, donc par le conditionnement matériel, spatial et temporel de l'objet. Une telle connaissance serait absolument objective, exacte et précise, mais elle serait dépourvue de  toute signification. Ce qui donne un sens, une orientation ou importance à la connaissance, ce sont les idées, les jugements de valeur que le sujet projette sur l'objet. Une science qui serait purement objective, donc fondée sur des données chiffrées sans signification subjective, serait une science du non-sens.

La méthode cartésienne qui prétend éliminer tout élément subjectif, a elle-même failli à sa propre règle en gardant au moins un jugement de valeur: l'existence absolue de la matière comme principe ontologique, par lequel tout devait être expliqué. La formule d'Einstein laisse apparaître elle aussi cette projection subjective, puisque la masse et l'énergie y sont considérées comme les objets véritables, alors que l'espace et le temps, condensés dans le facteur vitesse, ne constituent que le cadre où évoluent les phénomènes, cadre sans signification propre que l'on aime appeler espace-temps ou espace à quatre dimensions, pour mieux mettre en évidence la réalité matérielle qu'y projette l'esprit du physicien. Cette méthode scientifique n'est certes pas sans valeur, mais cette valeur se limite strictement à ce qui y a été projeté: la matière et le matérialisme. Ayant privilégié un aspect, la matière, au détriment des deux autres, l'espace et le temps, les sciences et la  civilisation qui en émerge, se trouvent à présent devant des impasses, car a priori il n'y a pas de raison logique pour attribuer plus d'importance à l'un de ces aspects cosmiques plutôt qu'aux autres.

La physique n'a cependant pas pu échapper à ce problème de la connaissance. Capra l'a très bien exprimé:

  "Le fait que toutes les propriétés des particules sont déterminées par des principes étroitement reliés aux méthodes d'observation signifierait que les structures de base du monde matériel sont, finalement, déterminées par la façon dont nous regardons ce monde ...  Le recours accru à l'hypothèse du bootstrap débouche sur la possibilité sans précédent d'être forcé d'inclure explicitement l'étude de la conscience humaine dans les théories futures de la matière ... Certains physiciens avancent que la conscience pourrait être un aspect essentiel de l'univers, et que nous pourrions être empêchés d'acquérir une meilleure compréhension des phénomènes naturels si nous nous obstinons à vouloir l'exclure." (14)

Ces propos pourraient être résumés ainsi : une connaissance qui exclut toute implication subjective est aussi dénuée de toute signification. Par un retour logique des choses, on est obligé, à un moment donné, d'avoir de nouveau recours à la notion de conscience du connaisseur, pour donner un sens à la connaissance.

La connaissance émerge de la complémentarité entre sujet et objet. Son sens est lié à la structure cognitive du sujet, alors que sa précision ou ses limites dépendent des conditions cosmiques objectives et mesurables appelées matière, espace et temps.

Comme chaque aptitude ou connaissance nouvellement acquise consiste à intégrer des connaissances ou aptitudes préexistantes dans un ordre supérieur plus efficace, la conscience, l'ensemble des connaissances du sujet, forme une hiérarchie de niveaux qualitativement différents. Dans un livre qui porte le titre évocateur "Les trois yeux de la connaissance", Ken Wilber  décrit de manière évocatrice, comment cette hiérarchie se compose de trois niveaux fondamentalement différents. Il recommande qu'à l'avenir ces niveaux soient respectés dans la quête d'un nouveau paradigme, car le brassage des contenus de niveaux différents occasionne de nombreux malentendus, des erreurs et des confusions. Inspiré des paroles de Saint Bonaventure, "grand Docteur séraphique de l'Eglise", Wilber distingue:

  - L'oeil de chair qui correspond à l'expérience sensorielle. C'est le "domaine grossier", celui de l'espace, du temps et de la matière", où se situent les sciences expérimentales et analytiques .

- L'oeil de raison ou oeil du mental qui correspond à la connaissance rationnelle et déductive et appartient au "domaine subtil" des idées, des images, de la logique et des concepts dont procède la philosophie.

- L'oeil de contemplation qui correspond à l'expérience transcendantale de l'Esprit, à la réalité inaltérable de la Conscience qui est le domaine de la religion. (15)

Par le schéma et le commentaire suivant, Wilber illustre sa pensée:

 niveau de la connaissance

Fig. 1 Le numéro 5 est la perception sensorimatérielle élémentaire. Le numéro 4 est la connaissance mentale, empirico-analytique, ou les idées du mental sur le monde sensorimatériel. Le numéro 3 est la connaissance herméneutique, introspective et phénoménologique, ou la connaissance du mental par le mental. Le numéro 2 est la raison paradoxale ou mandala, ou la tentative du mental de penser à l'esprit. Le numéro 1 est la connaissance directe de l'esprit par l'esprit, qui est la connaissance immédiate ou non symbolique, intuitive et contemplative. (16)

L'expression "mental" qui traduit le mot anglais "mind" signifie tous les contenus et processus psychique et comprend donc aussi la raison. Il faut remarquer que le mental se trouve dans une position intermédiaire entre la matière et l'esprit. Cela signifie que la raison entretient des relations logiques avec les trois niveaux. Le contenu de ces trois relations de la raison (les numéros 2, 3 et 4) ont été qualifiés par Wilber respectivement par les termes paradoxal, herméneutique et empirique. Ces trois niveaux sont donc rationnels alors que les deux autres ne peuvent plus être désignés comme rationnels. Le numéro 5 représente en effet la sensation, le simple contact sans interprétation mentale  et donc sans signification entre le phénomène et l'organe sensoriel, comme on le rencontre dans tout réflexe, même inconscient. Quant à la relation numéro 1, elle correspond à un état de conscience transcendant toutes les distinctions et limitations faites par les termes du langage.

Il faut relever que ces relations en trois niveaux de la connaissance rationnelle sont conformes à la hiérarchie universellement valable des systèmes qui a déjà été mentionnée. En effet la conscience ou raison humaine a, comme tout autre système, trois sortes de relations fondamentalement différentes avec d'autres systèmes. Elle a des relations avec des systèmes d'ordre inférieur qu'elle perçoit comme des phénomènes, des manifestations du monde matériel. Elle a des relations avec les contenus psychiques de son propre niveau: les pensées, les termes du langage et leurs significations. Enfin elle a des relations avec un ou plusieurs niveaux d'ordre supérieur qu'elle représente par des symboles paradoxaux comme unité du tout indifférencié.

La différence entre ces trois niveaux de la connaissance dépend de la question posée:

  - La connaissance empirique répond à la question: comment apparaît la réalité ? Ses objets sont les manifestations perceptibles par les sens, les phénomènes.

- La connaissance herméneutique naît de la question: pourquoi la réalité se manifeste-t-elle ainsi ? Comment fonctionne-t-elle et dans quel but ? L'herméneutique est selon Wilber la science des interprétations et des significations. Mais il se trouve que l'origine des significations, du sens des pensées et des expressions du langage se situe dans notre relation intime et subjective avec l'environnement objectif. A l'occasion de la définition de la fonction, il a déjà été précisé que les significations élémentaires se présentent toujours par paires de termes  contradictoires qui désignent une relation fonctionnelle. Les significations,  en tant que contenus de ce niveau herméneutique, ont donc leur origine dans des fonctions élémentaires.

- La connaissance paradoxale cherche des réponses à la question: qu'est-ce que la réalité. Son objet, qu'elle représente par des symboles, est l'Etre global qui se confond et qui est identifié avec la Conscience.

Les objets des trois niveaux de la connaissance sont donc les phénomènes et les fonctions qui ont déjà été définis, ainsi que l'Etre, l'existence globale. Ceci conduit à la conclusion décisive que, selon les contenus correspondant aux différents niveaux, des logiques différentes sont applicables. Le phénomène obéit à la logique du principe de non-contradiction, la fonction à celle de l'antagonisme, de la complémentarité de termes contradictoires, enfin l'unité existentielle du tout correspond à une logique de la synthèse ou de la dissolution des contraires.

Les particularités des trois niveaux de la connaissance peuvent à présent être résumées dans le schéma suivant:

Fig. 2.

 

  - La connaissance expérimentale-analytique interprète des sensations ou des phénomènes. Elle est régie par le principe de non-contradiction qui conduit à une conception fragmentée du monde.

- La connaissance déductive-fonctionnelle interprète le sens des termes abstraits, rationnels dont les significations contraires décrivent des fonctions. C'est là le domaine d'application de la logique de l'antagonisme qui permet de représenter la nature globale  du monde par une pluralité de complémentarités.

- La connaissance intuitive-synthétique interprète intuitivement des symboles, des représentations imagées de l'unité de l'Etre ou de la Conscience. Elle répond à une logique de la synthèse qui dépasse celle de l'antagonisme parce que toutes les distinctions verbales, y compris celle entre le sujet et l'objet, sont exclues. Son contenu est donc inexprimable en paroles.

En réalité, la conscience humaine opère dans toute activité de recherche sur les trois niveaux. Le chercheur a d'abord une intuition, une représentation imagée, floue d'un rapport global. En cherchant à la formuler en termes rationnels précis, il établit une hypothèse ou une théorie qui se compose de relations antagonistes. Pour finir, la théorie est mise à l'épreuve sur le niveau de l'observation et de l'expérimentation des phénomènes où aucune contradiction n'est possible. Dans la hiérarchie de la connaissance, le niveau déductif-fonctionnel avec sa logique de l'antagonisme joue un rôle central et médiateur entre les deux autres niveaux. Selon la définition de l'antagonisme comme une complémentarité de deux éléments opposés qui, par rapport au phénomène, sont contradictoires mais, par rapport à l'unité de la fonction, sont inséparablement réunis, cette logique est l'intermédiaire entre le monde fragmenté et contradictoire des phénomènes et l'unité indifférenciée du tout. La capacité des sciences naturelles de déduire des lois universellement valables à partir de l'observation des phénomènes tient au fait que le formalisme mathématique est fondamentalement une logique des relations antagonistes. Des précisions à ce sujet seront données au chapitre  .

Une compréhension complète du tout, c'est-à-dire du système en tant qu'ensemble fonctionnel, doit donc être développée dès les premiers axiomes sur la base de cette logique. Il s'agit de définir des fonctions primordiales par les significations de termes antagonistes complémentaires. Le sens des termes logiques émerge cependant de la relation fonctionnelle que le sujet entretient avec son environnement. La reconnaissance des conditions élémentaires du fonctionnement global des systèmes passe par conséquent par une réflexion au sujet de nos propres relations primordiales, subjectives et intimes  mais vitales avec les conditions objectives de l'environnement. Cette façon de procéder dans la recherche de l'origine des interconnexions globales présentera donc nécessairement et intentionnellement des traits subjectifs qui pourront paraître naïfs et  simplistes. Mais en effet, qu'y aurait-il de plus simple que l'unité ?

 

Notes bibliographiques.

(1) F. Capra dans "Le Tao de la physique" et surtout dans "Le temps du changement", chapitre II: Les deux paradigmes.

(2) S. de Sacy cite les paroles suivantes de Descartes (p. 71):

"L'esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences de pensées utiles ont été jetées, en sorte que souvent, si négligées et étouffées qu'elles soient par les études contraires, elles produisent spontanément des fruits. Nous en avons la preuve dans les plus faciles des sciences, l'arithmétique et la géométrie. ... Quoique je doive souvent parler ici de figures et de nombres, parce qu'on ne peut demander à aucune science des exemples aussi évidents et certains, quiconque considérera attentivement ma pensée s'apercevra facilement, que je ne songe nullement ici aux mathématiques ordinaires, mais que j'expose une autre science, dont elles sont l'enveloppe plus que les parties. Cette science doit en effet contenir les premiers rudiments de la raison humaine et n'avoir qu'à se développer pour faire sortir des vérités de quelque sujet que ce soit; et, pour parler librement, je suis convaincu qu'elle est préférable à  toute autre connaissance que nous aient enseignées les hommes, puisqu'elle en est la source."

Cette citation prouve que Descartes avait l'intuition d'une structure cognitive innée, donc d'une base épistémologique qui est en accord avec la réalité et dont toutes les connaissances peuvent émerger spontanément.

(3) H. Primas, professeur de physico-chimie à l'école polytechnique de Zurich dit dans une conférence au sujet des présupposés ou préjugés dans les sciences naturelles:

"Das Ganze ist nicht nur mehr als die Summe von Teilen und ihren Wechselwirkungen, sondern die materielle Realität ist ein Ganzes, das überhaupt nicht aus Teilen aufgebaut ist. ... Quarks, Elektronen, Atome oder Moleküle sind nicht Ge-fundenes sondern Er-fundenes, d.h. Konstruktionen derer, welche die materielle Realität erforschen. ... Kein mit der Quantentheorie wirklich vertrauter Naturwissenschaftler wird heute noch vom "Aufbau der Materie aus elementaren Bausteinen" oder von "Reduktion chemischer oder biologischer Phänomene auf physikalische Grundgesetze" sprechen. Was heute aktuell ist, sind intertheoretische Beziehungen und systemtheoretische Beschreibungen komplexer Phänomene ..."

(4) Comparer la citation du physicien B. Nicolescu de la note 6, chapitre  .

(5) H. Primas, voir note 3 ci-dessus.

(6) D. Bohm/F.D. Peat, "Das neue Weltbild", citation traduite, p. 193.

(7) F. Capra, "Le temps du changement", p. 80.

(8) Citation de G. Chew par B. Nicolescu dans "Nous, la particule et le monde", p. 41..

(9) F. Jacob, "La logique du vivant", voir dernier chapitre: "L'intégron".

(10) Citation de Heisenberg par B. Nicolescu, "Nous, la particule et le monde", p. 42.

(11) S. Lupasco définit son principe dans: "Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie", p. 9:

"Nous allons lier, l'une à l'autre, l'affirmation et la négation, l'identité et la non-identité, en énonçant le postulat suivant: - A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise: e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire: non-e ou  e; et de telle sorte que e ou  e ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de  e ou e, mais non pas disparaître, afin que soit  e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse - comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l'absoluité du principe de non-contradiction."

(12) J. Piaget, "L'épistémologie génétique", p. 71 et suivantes.

(13) F. Varela, "Connaître les sciences cognitives".

(14) F. Capra, "Le temps du changement", p. 83.

(15) K. Wilber, "Les trois yeux de la connaissance", chapitre premier. Le bref résumé donné ici se compose des expressions les plus importantes utilisées par Wilber pour décrire les trois niveaux.

(16) ibid., p. 187.