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La métaphysique de Giordano Bruno

 

Biographie

Giordano Bruno, né en 1548 à Nola, près de de Naples, eut une éducation humaniste classique avant d’assister aux cours de l’université de Naples où il apprit la mnémotechnique, une méthode de mémorisation qui sera une de ses spécialités, et où il assista aux débats entre aristotéliciens et platoniciens

En 1565 il entre chez les frères prêcheurs du prestigieux monastère de San Domenico Maggiore. Il était  un dominicain modèle. Il fut ordonné prêtre en 1575 et devint lecteur en théologie. Mais il avait un goût immodéré de lectures de toute origine. Il appréciait Erasme pour sa liberté d'opinion et s’intéressait à l'hermétisme et à la magie. Il se passionnait pour les cosmologies divergeant de l'approche théologique et avait des doutes sur les dogmes ecclésiastiques tels que la trinité, la transsubstantiation ou la virginité de Marie, ce qui finit par être connu. On l'accusa d'avoir lu et étudié des livres interdits. En février1576, il dut abandonner le froc dominicain et fuir, une instruction ayant été ouverte à son encontre afin de le déclarer hérétique.

Il s’ensuivit une vie errante de 16 ans en raison de son apostat. Il fuit de ville en ville, d’abord en Italie du Nord puis, cherchant asile et protecteurs, à Genève, Toulouse, Paris, Londres, tout en se faisant connaître par la mnémotechnique mais aussi par ses polémiques contre le clergé. Cependant il fut  excommunié successivement par les catholiques, les calvinistes, les anglicans et les luthériens. Toujours en fuite, il gagna l’Allemagne en 1586 où il écrivit  ses œuvres philosophiques de maturité sur la cosmologie et sur la monade. Arrivé à Francfort en 1590 il fit imprimer les manuscrits. Mais apprenant son excommunication par les luthériens, Il accepta en 1591 l’invitation d’un noble de Venise pour lui apprendre la mnémotechnique. Mais celui-ci insatisfait et effrayé par les idées de son hôte, le dénonça à l’inquisition de Venise. Blanchi et presque libéré par les tribunaux vénitiens, il fut réquisitionné par la Curie de Rome avec intervention personnelle du pape auprès du doge, une procédure tout à fait exceptionnelle.

Bruno se retrouva dans les geôles vaticanes du Saint-Office dès 1592. Son procès qui dura 8 ans fut instruit par le Cardinal Inquisiteur, le jésuite Bellarmin, le même qui en 1616 mènera le procès contre Galilée et qui fut canonisé en 1930.

En janvier 1600, Clément VIII ordonne au tribunal de l'Inquisition de prononcer son jugement qui le déclara hérétique et qui le condamna à être remis au bras séculier pour être puni. Le 17 février 1600, il est mis nu, la langue entravée par un mors de bois l'empêchant de parler sur le Campo dei Fiori et supplicié sur le bûcher devant la foule des pèlerins.

 

Œuvre

Parmi ses œuvres, les plus connues sont les polémiques dirigées contre le cléricalisme, des livres de magie hermétique inspirées de Lulle et les essais cosmologiques influencés par Copernic. 

Mais dans ses dernières années, avant de tomber dans le piège de l'Inquisition et, il a écrit des traités en latin sous forme de poèmes allégoriques accompagnés de commentaires en prose, qui ont été publiés à Francfort en 1591. Ils sont peu connus car ils n'ont pas été traduits en raison de leur forme latine difficile et de leur contenu philosophique qui associe la physique et la métaphysique, peu accessible aux esprits scientifiques de l'époque moderne.

A la demande de Jean-Claude Villame qui a écrit une remarquable apothéose et biographie de Giordano Bruno, j'ai traduit une partie des commentaires du De triplici minimo et mensura

 

L'univers selon Giordano Bruno

La tradition platonicienne

Giordano Bruno se réfère souvent aux pères de la tradition contre les aristotéliciens qu"il appelait péripatéticiens. Il signifiait par là la tradition néoplatonicienne à laquelle il fait allusion explicitement en ouvrant le De triplici minimo et mensura par cette première phrase:

L'intelligence au-dessus de tout c'est Dieu. L'intelligence sise dans toute chose, c'est la nature. L'intelligence qui pénètre tout, c'est la raison.

 En effet les néoplatoniciens désignaient Dieu par l'Un, les choses de la nature par les Âmes et la raison ou logos du monde par l'Intellect.

Bruno reprit au paragraphe suivant l'image symbolique des trois yeux de la connaissance par laquelle Bonaventure expliquait les trois niveaux de la connaissance, rappelant les niveaux de la caverne de Platon:

Le sens est  un œil dans la prison des ténèbres, apercevant la surface et les couleurs des choses voilées par des grilles et des trous. La raison  voit la lumière venant du soleil  comme reflétée par une fenêtre,  vers le soleil, de la même manière qu'elle est réfléchie par le corps de la lune. L'oeil de l'esprit voit ouvertement partout comme sur un observatoire haut placé, au-dessus de toute particularité, perturbation et confusion de l'univers due à la  distinction des phénomènes, il contemple le soleil brillant lui-même. (I. 1)

L'univers

Giordano Bruno soutenait la vision pythagoricienne et néoplatonicienne du monde contre celle d'Aristote qu'avait adoptée l'Eglise. Il est réputé pour être le premier à concevoir un univers infini peuplé d'étoiles, centres de mondes multiples. Dans  L'Infini, l'Univers et les Mondes, il écrivit:

Nous déclarons cet espace infini, étant donné qu'il n'est point de raison, convenance, possibilité, sens ou nature qui lui assigne une limite.

 Il est donc d'innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils, à l'instar des sept  terres  que nous voyons tourner autour du Soleil qui nous est proche. 

Pourtant cette conception d'un univers sans limite peuplé de mondes innombrables occupait les esprits indépendants depuis l'antiquité pythagoricienne, en dépit des dogmes aristotéliciens, et Nicolas de Cues déjà l'avait exprimée dans De docte ignorantia:

Nous raisonnons pareillement au sujet des autres régions d’étoiles, supposant que nulle d’elles n’est privée d’habitants, comme s’il y avait autant de fractions particulières et mondiales d’un univers un, qu’il y a d’étoiles  (II, 12)

Donc la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle part.  (II, 12) 

La monade

Bruno état fortement influencé par la cosmologie de Nicolas de Cues, fondée sur la géométrie. De lui, il a repris la conception pythagoricienne du nombre qui exprime des proportions et le constat que le cercle n'est pas réductible au nombre des côtés d'un polygone. L'impossibilité d'atteindre le vrai cercle par la division à l'infiini des cordes ou côtés de polygones a conduit Giordano Bruno à ce qui constitue son originalité: la conception du minimum insécable de toute mesure et de toute existence, la monade.

A notre époque scientifique, la monade est comprise comme une prémonition du quantum. C'est juste, la monade de Bruno est le minimum de toute mesure, celle de l'espace, , celle du temps et celle des corps. Mais ce n'est pas tout, la monade n'est pas seulement le minimum de la mesure, elle est aussi le minimum de tout ce qui existe et qui n'est pas mesurable et de tout ce qui peut être pensé. Il devançait ainsi Descartes et sa distinction entre l'objet mesurable (res extensa) et l'objet pensé (res cogitans). La monade de Bruno est un tout indissociable, origine divine de l'existence.

Le minimum est la substance autant des nombres que des grandeurs ainsi que des éléments de toutes choses quelles qu'elles soient.

Le minimum est la substance des choses, dans la mesure évidemment où il désigne plus qu'une quantité, il est en effet  le principe quantitatif des dimensions corporelles. Il est, dis-je, élément matériel, efficient, final et total, …. De même en parole ou en esprit et dans n'importe quel mode, la monade est rationnellement dans le nombre et essentiellement dans toute chose. C'est pourquoi le maximum n'est rien d'autre que le minimum. Enlevez partout le minimum et il n'y aura rien nulle part. Otez partout la monade et il n'y aura de nombre nulle part, rien ne sera dénombrable, il n'y aura plus de numérateur. A partir de là,  l'optimal, le maximal, la substance des substances, l'entité dont les êtres tiennent leur existence, est reconnue sous le nom de monade. .(De triplici minimo et mensura, I. 2)

Bruno fit allusion plusieurs fois aux causes classiques, matérielle, efficiente et formelle, semblant identifier l'ensemble des trois à la cause finale et à la monade. Sa conception des trois causes est assimilée à la substance, c'est-à-dire à la trilogie des hypostases néoplatonicienne.

La Géométrie

Dans Adversus mathematicos, résume systématiquement ses principes et axiomes de géométrie. Avant de passer aux développements, il expose dans trois articles ce qui le distingue des thèses communes des géomètres et astronomes

Le premier article rappelle que le mot géométrie signifie mesure de la Terre aussi bien dans le sens quantitatif du nombre que dans celui qualitatif de la forme, et il remarque que la géométrie spéculative commune qui ignore l'essence terrestre ne mérite pas son nom.

Dans le deuxième article il rappelle que le mot mesure (mensura) est dérivé du mot "mental" (mens) et qu'il importe de considérer l'idée modèle de Platon comme archétype créatif de l'univers. Il affirme que l'ordre universel est fondé sur ce modèle et réalisé par le mouvement. C'est pourquoi l'homme, par son mental et les moyens qu'il met en œuvre, est suivant Protagoras la mesure de toute chose.

Le troisième dit que la mesure concerne aussi le mouvement ou la transformation dans la substance et l'essence. Il évoque la force efficace en puissance ou active ainsi que le nombre et la multitude qui interviennent dans la figuration

Nous remarquons que les trois articles ont un rapport avec les causalités: le premier avec la cause matérielle, le deuxième avec la cause formelle (rôle holographique de l'idée platonicienne) et le troisième avec la cause efficiente.

 

Prémonitions

Giordano Bruno est un prédécesseur des sciences les plus modernes qu'il a même dépassées, mais dans un sens néoplatonicien bien différent de celui des conceptions du vingtième siècle qui restent héritières des principes aristotéliciens.

Cosmologie: - L'univers immense (non mesurable) de Bruno est infini et éternel. Il n'est pas limité par un espace en expansion et un début du temps défini par un Big bang créateur.

Le quantum: - Bruno a eu l'intuition du minimum des mesures d'espace, de temps et de matière qui fut découvert expérimentalement par Planck. Mais il ne réduit pas ce minimum à la seule matière mesurable. Il le conçoit dans un sens global, métaphysique, comme référentiel et origine de toute existence physique et de toute connaissance mentale, quantitative et qualitative.

Relativité - Bruno avait l'intuition de la relativité, non pas d'une relativité de l'espace-temps mais bien au contraire de la relativité des observations et des mesures:

L'égalité est dans ce qui demeure toujours [le minimum et maximum de l'univers]. Pour ce qui change toujours, soit de l'un à l'autre soit des autres à tous, les mesures sont inégales. (De triplici II, V)

Epistémologie: - Bruno identifie le principe et modèle de Platon (eidos dans le sens du noùs des philosophes  grecs)  à la monade qu'il place à l'origine et existence à la fois de l'ordre du monde et de l'ordre cognitif, selon la conception nouvelle de l'auto-organisation.

 

Ce sont des prémonitions de ce que sera peut-être la philosophie et science des générations futures du vingt-et-unième siècle.