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Les visions mystiques de
Jakob Boehme
La cosmologie de Jakob Boehme et
l'interprétation que le
physicien Basarab Nicolescu en a donnée dans son livre "La science, le
sens et l'évolution" sont étudiées ici sous le point de vue du modèle
d'intégration fonctionnelle.
Jakob Boehme (1575-1624) était ni
un mystique ni un
érudit mais un homme commun du peuple, gagnant sa vie comme cordonnier
et
marchand de gants. Son mystère réside dans une intuition soudaine et
inexplicable, qu'il eut à l'âge de 25 ans, d'une essence divine commune
qui
existe, dissimulée, dans toutes les choses de la nature. Dans une
lettre
adressée à un ami douanier, il écrit "... la porte m'a été ouverte, au
point qu'en un quart d'heure j'ai vu et appris davantage que si j'avais
fréquenté
les académies pendant de nombreuses années; j'en fus très surpris, je
ne savais
pas ce qui m'arrivait et mon coeur se mit à louer Dieu. Car
j'apercevais et je
reconnaissais l'essence de toutes les essences; et aussi la naissance
de la
sainte Trinité, la provenance et l'origine du monde" (1). Animé par le
besoin de communiquer cette révélation à ses contemporains, il lui
fallut
cependant douze ans marqués par des épreuves intérieures, des
hésitations et
des doutes, pour parvenir à comprendre pleinement ces visions et pour
les
expliquer clairement sans trahir leur nature symbolique bouleversante,
dans son
oeuvre intitulée "L'Aurore naissante".
La
Trinité chrétienne,
fondement du principe ternaire universel.
Au centre de la cosmologie de
Boehme se situe le principe
ternaire sous l'aspect de la sainte Trinité. Le père, aussi appelé
"sans-fond", est la vertu ou toute-puissance; ce qui signifie la
potentialité à l'état pur. Le fils est appelé ainsi parce qu'il
signifie ce qui
est engendré: "le fils est la lumière et l'éclat du père", donc sa
manifestation. "L'esprit saint est le bouillonnement ou l'expansion des
vertus du père et du fils et il forme et caractérise tout" (2). Il
représente donc la force ou cause efficiente qui conduit de la
potentialité
absolue du père à l'actualisation ou manifestation dans le fils. De
l'esprit
saint procède donc toute transformation ou évolution.
L'évolution peut aller vers la
lumière qui est au centre,
vers le fils, le destin, qui n'est autre que le père, l'origine. "Il
n'y a
donc qu'un seul Dieu en une seule essence, avec trois personnes
distinctes". Ces trois principes divins s'engendrent ainsi mutuellement
"par-tout" et "d'éternité en éternité". Mais l'évolution
peut aussi se diriger vers l'extérieur, vers le monde "saisissable",
matériel, ce qui représente une involution, la chute de l'ange et le
royaume de
Lucifer. Selon Boehme il existe donc trois mondes produits par trois
principes
d'engendrement : "Le premier est le monde de feu, qui dérive du centre
de
la nature, ... Le second est le monde de lumière, qui demeure dans la
liberté,
dans le sans-fond, hors de la nature. ... Le troisième monde est
l'extérieur,
dans lequel nous demeurons selon le corps extérieur avec les oeuvres
qui ont
été créées du ténèbre" (3).
Nicolescu
commente cette structure ternaire de la manière suivante :
"Dans la cosmologie de Boehme, la Réalité a une
structure ternaire,
déterminée par l'action de trois principes: - "La source des ténèbres
c'est le premier principe; la puissance de la lumière est le second
principe et
l'extragénération hors des ténèbres par la puissance de la lumière,
c'est le
troisième principe ...". - Ces trois principes sont indépendants, mais
en
même temps ils interagissent tous les trois à la fois: ils engendrent
l'un l'autre,
tout en restant distincts. Da dynamique de leur interaction est une
dynamique
de la contradiction: on pourrait parler d'une force négative
correspondant aux
ténèbres, une force positive correspondant à la lumière et une force
conciliatrice correspondant à ce que Boehme appelle
"extra-génération". Il s'agit d'une contradiction à trois pôles, à
trois polarités radicalement opposées et pourtant réunies, dans le sens
qu'une
de ces polarités ne peut pas exister sans les deux autres." (4)
L'intérêt de cette vision du
ternaire réside dans le fait
qu'on peut y reconnaître aussi bien la trinité chrétienne que les
triades
modernes comme celles de Lupasco ou de Peirce évoquées par Nicolescu,
ou
les trois niveaux
de la connaissance de
Wilber (eux-mêmes inspirés par les visions de Saint Bonaventure) qui
constituent la base de la logique nouvelle présentée dans notre premier
chapitre (voir aussi l'annexe ). Mais on peut y reconnaître aussi les
trois
principes de la manifestation, appelés les trois Gunas, de la
philosophie du
Samkhya ou leurs équivalents, les trois Doshas de l'ayurvéda, qui sont
à
l'origine de notre modèle d'intégration fonctionnelle. Le monde
extérieur,
matériel, des ténèbres correspond à l'inertie et à la confusion de
Tamas ou
Kapha, le monde du feu où bouillonnent les esprits équivaut à
l'activité et à
la colère de Rajas ou Pitta, et le monde de lumière signifie
l'illumination
comme Sattva ou Vata.
Les
sept
"esprits-source",
principes ontologiques et épistémologiques.
La similitude du MIF avec la
cosmologie de Boehme ne
s'arrête cependant pas au principe ternaire. Dans sa vision, le monde
du feu ou
de l'esprit, dont les vertus (les forces) engendrent la manifestation
du monde
extérieur, repose sur le septénaire: Tout processus de la Réalité est
régi par
sept qualités ou vertus reliées dans un ordre circulaire; "et de cette
même circonscription des sept esprits de Dieu, sont formées et
provenues toutes
choses, tous les anges, tous les démons, le ciel, la terre, les
étoiles, les
éléments, les hommes, les animaux ..., et tout ce qui existe". (5)
Ces sept "esprits de Dieu" sont une
émanation
de l'origine indifférenciée, le "sans fond". Ils représentent une
réalité virtuelle, "le centre de la nature" dont surgit la
manifestation, car ils se situent sur un niveau intermédiaire entre
l'origine
transcendantale et la manifestation actualisée. Boehme décrit les sept
qualités
dans un langage qui rappelle le symbolisme des éléments chinois et
indiens, et
on peut effectivement reconnaître une homologie entre les six premières
qualités et les six éléments ou thèmes qui forment le MIF (6).
La première qualité, la dureté et
la froideur, est
apparentée au sel, comme l'Eau-Rein de la médecine chinoise et
l'élément terre
de l'ayurvéda. (Détermination). - La seconde qualité, douce et suave,
correspond à la saveur sucrée que les Chinois attribuent à la fonction
Terre-Rate et au sens du goût que l'ayurvéda attribue à l'élément eau.
D'autre
part Boehme précise que dans la qualité douce il y a "la base
substantielle de tout le corps (Substantialité). - La troisième qualité
est
amère, vibrante, perçante et ascendante, comme la flamme ou élément feu
des
Indiens; "et elle s'appelle avec raison cor ou le coeur, car c'est là
l'esprit vivant, pétillant, ascendant, pénétrant; un triomphe ou une
joie, une
source stimulante de rire." On retrouve
donc dans cette évocation tout le symbolisme par
lequel la médecine
chinoise décrit l'élément Feu impérial du Coeur (Continuité). - La
quatrième
qualité est la chaleur. "Elle est le vrai commencement de la vie ...;
et
la chaleur est l'esprit ou l'enflammement de la vie ...". Elle est
l'équivalente de la fonction Bois-Foie des Chinois. (Dynamisme). - La
cinquième
qualité est appelée "amour saint". Cet amour "...est la source cachée
que l'être corporel ne peut saisir, ni embrasser, si ce n'est
lorsqu'elle
s'élève dans le corps et s'engendre joyeusement et délicieusement."
Elle
correspond à l'air ou prana de la philosophie indienne, l'homologue du
Métal-Poumon des Chinois. Cette qualité représente en effet la
sensibilité ou
réceptivité sur laquelle se fonde la qualité des relations avec les
autres
êtres composant le monde. (Discontinuité). - "La sixième
source-esprit" dans la puissance divine est le son ou le ton. C'est
dans
elle que tout résonne et retentit; c'est de là que vient le langage et
le
discernement de toute chose." Comme l'élément éther de la philosophie
indienne, cette sixième qualité est associée au son et signifie
l'illumination
par la connaissance. Elle symbolise la relation avec le niveau
supérieur de
l'Etre, c'est-à-dire l'auto-organisation du monde manifesté sous
l'influence
des informations, dites aléatoires, en provenance de niveaux
transcendantaux,
dépassant notre raison. (Indétermination).
Quant à la septième qualité, elle
n'est pas une qualité
potentielle comme les six premières, mais la manifestation actualisée
de
l'ensemble de ces six propriétés fonctionnelles. En effet, Boehme
écrit:
"La septième source-esprit de Dieu, est la source-esprit de la nature:
car
les six autres esprits engendrent le septième; et le septième,
lorsqu'il est
engendré, devient comme une mère des six autres. Il renferme les six
autres et
les engendre à son tour; car l'être corporel et naturel existe dans le
septième." (7)
Ces qualités sont interdépendantes,
comme les éléments
des médecines orientales. Bien qu'elles soient distinctes, aucune
n'existe
seule mais chacune d'elles fonctionne seulement en association avec
toutes les
autres. Boehme précise en effet: "Observez. Les sept esprits de Dieu
sont
tous engendrés les uns dans les autres. L'un engendre l'autre
continuellement,
aucun n'est le premier ni le dernier; car le dernier engendre aussi
bien le
premier, que le premier engendre le second, le troisième, le quatrième,
jusqu'au dernier" (8). Les six premières qualités coexistent donc et
s'engendrent pratiquement dans le même ordre que les éléments dans la
théorie
de l'évolution du Samkhya, c'est-à-dire en allant du plus grossier au
plus
subtil, ce qui correspond aussi à l'ordre du MIF.
Si on lit l'oeuvre de Boehme à
travers la grille du MIF,
tout devient très clair et précis. Les trois mondes correspondent à la
Matière,
au Mental et à l'Esprit de Wilber. Le monde de la lumière est l'Etre
transcendantal. Le monde du feu, où bouillonnent les six premiers
esprits, est
celui du fonctionnement du système ou du Mental avec son ensemble de
six thèmes
épistémologiques, dont résulte la qualité manifestée: le "septième
esprit". Celui-ci représente donc
le phénomène, il appartient au monde extérieur de la manifestation, à
la
Matière selon Wilber.
On reconnaît dans la structure
ternaire et septénaire de
Boehme les mêmes principes que les traditions orientales décrivent avec
les
humeurs et les éléments. Cela indique que les symbolismes de ces
éléments ou
des qualités fondamentales de Boehme ne sont pas de simples
particularismes
culturels mais qu'ils sont
l'expression
d'une réalité universelle: l'origine et les conditions d'évolution et
de
manifestation de tout système, et par conséquent aussi celles de la
Conscience.
Cette structure fonctionnelle ou
épistémologique présente
par conséquent de multiples facettes, différentes selon le niveau ou
selon le
point de vue sous lequel on les envisage. Boehme a largement utilisé
ces
possibilités dans son oeuvre; il a éclairé, toujours par les mêmes
principes,
les divers aspects ou niveaux de la réalité, telle qu'on la concevait à son époque: depuis Dieu,
la trinité et le
ciel avec ses anges, en passant par l'homme et la nature, jusqu'à
l'enfer avec
Lucifer et ses démons.
Les
trois niveaux de la
réalité ou de la connaissance
et l'unité de la création.
Il existe donc de nombreuses
interprétations possibles
qui ont toutes leur justification et leur intérêt mais qui représentent
des
applications particulières d'un modèle épistémologique universel. C'est
ainsi
que Nicolescu voit dans les trois mondes de Boehme une hiérarchie de
l'évolution dont chaque niveau est de nouveau formé de trois qualités.
La
discontinuité entre deux niveaux signifie la transformation d'une
qualité
virtuelle d'un niveau (Indétermination) en une qualité actualisée du
niveau
suivant (Détermination); elle
"introduit un élément de non-détermination, de
liberté, de
choix" (9). La discontinuité signifie pour Nicolescu
"l'auto-organisation
du septénaire" et il voit dans ce saut qualitatif d'un niveau à un
niveau
supérieur une rupture comparable à celle qui existe entre le monde de
la
réalité macrophysique de notre expérience et celui de la physique quantique. Mais cette
hiérarchie représente
en fait les niveaux d'évolution de la connaissance et non pas ceux de
la
réalité. Si l'on considère le schéma de Wilber (Fig. 1, chapitre ), ils
ne
représentent pas la Matière,
le Mental
et l'Esprit mais les relations du mental avec les contenus de ces trois
niveaux
(les numéros 4, 3 et 2). D'ailleurs Nicolescu lui-même précise: "On
pourrait même parler de l'existence
de
différents degrés de raison, se trouvant en correspondance biunivoque
avec les
différents niveaux de Réalité" (10). L'interprétation de Nicolescu est
donc une application du modèle universel de Boehme au cas particulier
des
niveaux d'évolution de la conscience. La hiérarchie des trois niveaux
décrit
les étapes de l'ascension de la conscience vers une approche toujours
plus
conforme et plus universelle de l'Etre global, où le sujet et l'objet
finissent
par se confondre.
On pourrait voir une contradiction
entre l'interprétation
de Nicolescu, où les discontinuités entre les trois principes sont
expliquées
par l'auto-organisation, et celle du MIF où elles représentent des
antagonismes, des fonctions primordiales. Les deux explications sont
pourtant
complémentaires; elles appliquent le même modèle épistémologique sous
des
points de vue différents, tous deux justifiés. Alors que les
antagonismes et
synergies du MIF décrivent le fonctionnement au niveau du Mental, de la
raison
humaine, les sauts qualitatifs de l'auto-organisation du septénaire de
Nicolescu appliquent le même modèle épistémologique aux relations entre
les
trois niveaux.
Cependant, la vision de Boehme est
d'une profondeur qui
va au-delà des niveaux de la connaissance, de la raison ou du Mental.
Elle
émerge d'une intuition de l'Unité de la création qu'il décrit comme une
roue
formée de la réunion de sept roues ou comme une triade de trois mondes
produits
par trois principes d'engendrement qui ont pour lui le sens universel
de la
causalité. Or nous avons désigné les trois propriétés fondamentales du
MIF par
trois types de causes: la cause matérielle, la cause efficiente et la
cause
finale; et Boehme a distingué trois principes d'engendrement qui sont à
l'origine de ses trois mondes tout en représentant les discontinuités
qui
séparent ces mondes.
- Le troisième
principe de Boehme se situe entre le monde du feu et le monde des
ténèbres
(entre l'énergie et la masse), il engendre "l'extérieur", la matière, ou ce que Nicolescu appelle le monde
macrophysique de
notre expérience. Il correspond donc à la
cause matérielle et au monde des phénomènes soumis
au principe de la
contradiction exclue.
- Le deuxième principe se situe
entre la colère et
l'amour (entre l'activité et la
sensibilité), les qualités qui séparent le monde de feu et le monde de
lumière;
il est dominé par le saint esprit et consiste dans la vie. Il
représente la
cause efficiente qui est à l'origine de toute transformation. Il
engendre ce
que Nicolescu appelle le monde discontinu de la physique quantique,
c'est-à-dire le monde de la fonction soumis à la logique du principe
d'antagonisme.
- Le premier principe
d'engendrement est "le coeur
de la divinité qui est engendré des "sources-esprits de Dieu: et cet engendrement est la
lumière". Il
est la cause finale, ce qui émerge de l'auto-organisation du
septénaire: un
monde en rupture avec notre raison, qui est au-delà de toute
distinction, dont
la logique est le paradoxe, la synthèse des contraires.
Mais dans la vision de Boehme
l'origine et
l'aboutissement des trois principes d'engendrement est unique. Les
trois
causalités se confondent en une Sainte Trinité constituant une seule
Cause
première.
Notes
bibliographiques
(1) Basarab Nicolescu, "La science,
le sens et l'évolution". p. 24.
(2) ibid. p. 162, cit. de
Boehme dans
"L'Aurore naissante".
(3) ibid., p. 255, cit. de
Boehme dans "De
la base sublime et profonde des six points théosophiques".
(4) B. Nicolescu, ibid., p. 34-35.
(5) ibid., p. 167, cit. de
Boehme dans
"L'Aurore naissante".
(6) ibid., p. 164-168, cit.
Boehme.
(7) ibid., p. 174, cit. Boehme.
(8) ibid., p. 168, cit. Boehme.
(9) B. Nicolescu, ibid., p.
47.
(10)
ibid., p. 132.