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L' auto-organisation selon PrigogineBiographieIlya Prigogine (1917-2003), né à Moscou, émigré dans sa première année en raison de la révolution, a obtenu la nationalité belge. Il est devenu professeur de chimie et physique à l'université libre de Bruxelles et a obtenu le prix Nobel de chimie en 1977. Adolescent, Prigogine était fasciné par l'archéologie, la philosophie, la musique. Mais en raison de la crise des années 1930 et du risque de guerre, il choisit d'étudier les sciences dures. Il se souvient avoir ressenti un certain malaise en abordant le formalisme mathématique où le temps est un paramètre réversible comme les coordonnées de l'espace, alors qu'il avait toujours ressenti le temps comme un rythme et une évolution irréversible. Toute sa vie il a œuvré pour rétablir l'évidence de l'irréversibilité de l'évolution et de la "flèche" du temps en physique. Sa recherche n'a pas seulement rétabli le temps irréversible, connu déjà par la thermodynamique, mais aussi les raisons de l'évolution par auto-organisation des systèmes complexes de la nature. Il a proposé à la science une "nouvelle rationalité" qui ouvre à notre civilisation occidentale la voie vers un nouveau paradigme. Dans son dernier livre, il témoigne de la résistance que rencontra dans le milieu scientifique la relativisation du déterminisme mathématique en physique. Il confie: "J'ai ressenti toute ma vie l'hostilité que suscite chez les physiciens le temps unidirectionnel." (FC 71). En effet, aujourd'hui encore, l'encyclopédie en ligne Wikipédia ne parle pas de Prigogine dans la page de l'auto-organisation. Elle relègue celle-ci parmi des expériences physiques particulières, sans rapport avec la vie qui relèverait d'une "cause finale". A la page sur les systèmes dissipatifs, Wikipédia ne lui reconnaît que d'avoir créé le terme "structure dissipative". L'occultation officielle est celle d'un conservatisme communautaire qui refuse une nouveauté révolutionnaire risquant d’ébranler les fondements mêmes des croyances, méthodes et réputations établies. L'exposé suivant est destiné à mettre en lumière les principes et conclusions de Prigogine qui conduisent à une nouvelle rationalité, celle du paradigme systémique. Il se réfère aux trois livres: "La nouvelle alliance" (NA), "Entre le temps et l'éternité" (TE) et "La fin des certitudes" (FC). Les citations de Prigogine sont reproduites en italiques, les expressions mis en relief en italique par l’auteur sont écrit ici en gras. Les sources sont indiquées entre parenthèses par les majuscules des titres et le numéro de page. Déterminisme et indéterminismeDans "La nouvelle alliance", Ilya
Prigogine et Isabelle Stengers remarquent que la
science n'est pas
indépendante de l'histoire culturelle. La controverse concernant le
temps
remonte, avant Aristote, au débat entre l'être de
Parménide et
le devenir d'Héraclite, que Platon
a cherché à réconcilier. L'histoire de la physique ne se réduit pas à celle du développement de formalismes et d'expérimentations, mais est inséparable de ce que l'on appelle usuellement des jugements "idéologiques". (NA 34) La science née en Occident n'aurait pas été ce qu'elle est si n'y avait été associée la conviction qu'elle ouvre le chemin à une intelligibilité du monde. (NA 38) Mais l'intelligibilité a été réduite au déterminisme. Leibniz l'a formulé en énonçant son principe de raison suffisante qui déclare l'équivalence entre la "cause pleine" et "l'effet entier". Ce principe suppose la réversibilité entre cause et effet et par conséquent l'équivalence du passé et du futur. On admit dès lors - et beaucoup l'admettent aujourd'hui encore - que Celui qui connaît toutes les conditions initiales peut prédire le passé et le futur en suivant le déterminisme linéaire de cause à effet. Cet être omniscient hypothétique qu'on a nommé démon de Laplace est assimilé à la "cause finale", dans le sens de la tradition monothéiste et thomiste du "moteur immobile" d'Aristote. De nombreux historiens soulignent le rôle essentiel joué par la figure du Dieu chrétien, conçu au XIIe siècle comme un législateur tout-puissant dans cette formulation des lois de la nature. La théologie et la science convergeaient alors. Leibniz a écrit: "…dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers." […] La soumission de la nature à des lois déterministes rapprochait ainsi la connaissance humaine du point de vue divin intemporel. La conception d'une nature passive, soumise à des lois déterministes, est une spécificité de l'Occident. En Chine et au Japon, 'nature' signifie "ce qui existe par soi-même". (FC 20) La thermodynamique apparue au dix-neuvième siècle a remis en question la conception réversible du temps en démontrant la transformation irréversible de l'énergie cinétique en chaleur, appelée "production d'entropie". Mais l'équilibre thermodynamique des gaz parfaits fut représenté par les mouvements et collisions réversibles des molécules. Réduisant ainsi l'état global aux mouvements déterministes des parties, toute évolution irréversible fut considérée comme une approximation macroscopique illusoire. Prigogine a rappelé que le déterminisme linéaire du principe de raison suffisante caractérise non seulement les équations de mouvement réversibles de la mécanique classique de Newton mais aussi la relativité et la mécanique quantique. Il a affirmé que l'objectivité scientifique n'a pas de sens si elle aboutit à rendre illusoire les rapports que nous entretenons avec le monde (TE 40). Il a démontré que l'instabilité des systèmes complexes et l'indétermination de leur évolution sont des propriétés intrinsèque de la nature. Il a rappellé qu'en 1892 déjà, Henri Poincaré découvrit un théorème fondamental, celui des trois corps. En essayant d'établir la stabilité des mouvements gravitationnels combinés de la Terre, de la Lune et du Soleil, il découvrit que la plupart des systèmes naturels ne sont pas intégrables; leur évolution ne peut pas être calculée indéfiniment par des équations décrivant des trajectoires précises. Il établit ainsi une distinction fondamentale entre systèmes stables et systèmes instables. Mais c'est seulement dans la seconde moitié du vingtième siècle, grâce à l'informatique, que se développa la dynamique des systèmes instables. Le météorologue Edward Lorenz découvrit sur son ordinateur que l'on peut obtenir un comportement chaotique avec seulement trois variables, soit un système non linéaire à trois degrés de liberté. Une infime variation des valeurs initiales peut faire varier énormément le résultat final. Ainsi, l’indétermination dans l’évolution des systèmes complexes fut attribuée à leur sensibilité aux conditions initiales. C'est ainsi que l'on pale de chaos déterministe, parce que l'instabilité semblait pouvoir être formalisée par des équations déterministes. Prigogine par contre définit l'instabilité et l'indétermination comme des propriétés intrinsèques de la nature. Il dit que les systèmes dynamiques stables sont des systèmes simples où de petites modifications des conditions initiales produisent peu ou pas d'effets. Mais pour les structures complexes de la nature, les conditions initiales subissent en permanence des petites modifications dues à l'environnement dont les effets s'amplifient, font diverger l'évolution de manière exponentielle au cours du temps et finissent en général par la rendre imprédictible, chaotique. C'est dans ce sens que Prigogine parle de structures dissipatives.
Auto-organisation des "structures dissipatives"L'exemple des tourbillons de Bénard Un système dissipatif est défini par les encyclopédies comme "un système qui opère dans un environnement avec lequel il échange de l'énergie ou de la matière". Une "structure dissipative" est autre chose qu'un chaos déterministe. Les chaos déterministes simulés sur ordinateur sont des systèmes fermés, dont les conditions initiales sont définies, et pourtant ils évoluent vers le chaos. Les systèmes dissipatifs par contre sont ouverts sur l'environnement et peuvent évoluer vers un ordre nouveau sous certaines conditions. Prigogine démontre l'apparition d'un ordre nouveau, sous forme de "structures dissipatives", par l'exemple des tourbillons de Bénard: Une mince couche liquide est soumise à une différence de température entre la surface inférieure, chauffée en permanence, et la surface supérieure, en contact avec l'environnement extérieur. Pour une valeur déterminée de la différence de température, le transport de chaleur par conduction, où la chaleur se transmet par collision entre molécules, se double d'un transport par convection, où les molécules elles-mêmes participent à un mouvement collectif. Se forment alors des tourbillons qui distribuent la couche liquide en "cellules" régulières. (TE 52) Il explique que le flux de chaleur orienté de bas en haut rend le système complexe instable. Cette instabilité conduit à une situation critique, appelée bifurcation, d'où plusieurs évolutions différentes sont également probables. "Loin de l'équilibre", le système devient "sensible" à la gravité qui n'avait aucun effet sur le système en équilibre. Il se forme alors cet ordre global des tourbillons de convection. Il décrit aussi des systèmes dissipatifs chimiques plus complexes où interviennent des produits intermédiaires et des catalyseurs. Une expérience historique spectaculaire de système dissipatif chimique est la réaction oscillante de Belousov-Zhabotinsky où les couleurs d'un réactif changent subitement de manière périodique. On peut trouver différentes variantes sur youtube. Loin de l'équilibre, les processus irréversibles sont donc source de cohérence. L'apparition de cette activité cohérente de la matière - les structures dissipatives - nous impose un nouveau regard, une nouvelle manière de nous situer par rapport au système que nous définissons et manipulons. Alors qu'à l'équilibre et près de l'équilibre, le comportement du système est, pour des temps suffisamment longs, entièrement déterminé par les conditions aux limites, nous devrons désormais lui reconnaître une certaine autonomie qui permet de parler des structures loin de l'équilibre comme de phénomènes d'auto-organisation. (TE 59) Les conditions de l'auto-organisationL'exemple des tourbillons de Bénard fait apparaître les conditions fondamentales de l'auto-organisation. Il ne faut pas y voir des étapes successives dans le temps mais des conditions inséparables et simultanées:
1 - Structure complexeLa structure est définie par "l'organisation des parties d'un système, qui lui donne sa cohérence." La cohérence est minimale dans un gaz dont les molécules sont considérées comme indépendantes. Elle est maximale dans le cristal où l'ordonnance des éléments est fixe. Entre les phases gazeuse et solide existe la phase liquide ou semi-liquide, qui est un équilibre entre indépendance et liaison, une complémentarité de l'indétermination et de la détermination. L'état liquide est caractéristique des structures chimiques et biologiques. C'est dans ce domaine "entre le cristal et la fumée" selon le titre d'un livre de H. Atlan, que se situent les systèmes dissipatifs capables d’auto-organisation et les systèmes biologiques. A la différence des systèmes déterministes, qui dépendent seulement de conditions initiales ou transitoires, les "structures dissipatives" sont conditionnées par des perturbations ou fluctuations permanentes. Notre monde présente des interactions persistantes. […] La distinction entre interactions persistantes et transitoires prend donc une importance cruciale dans le passage de la dynamique réversible des trajectoires à la thermodynamique. La mécanique classique considère des mouvements isolés alors que l'irréversibilité ne prend son sens que lorsque nous considérons des particules plongées dans un milieu où les interactions sont persistantes. (FC133) En tant que structure complexe en devenir, la matière reçoit un sens que la masse brute de la physique classique et relativiste n'a pas. La physique de l'équilibre nous a donc inspiré une fausse image de la matière. Nous retrouvons maintenant la signification dynamique de ce que nous avions constaté au niveau phénoménologique : la matière à l'équilibre est aveugle et, dans les situations de non-équilibre, elle commence à voir. (FC 149)
2 - Flux d'énergiePrigogine explique les "structures dissipatives" en termes thermodynamiques et mathématiques selon lesquels la dissipation de chaleur dans un milieu est appelée "production d'entropie". L'équilibre thermodynamique est l'état final où la production d'entropie est nulle. Mais un état de non-équilibre peut être stationnaire si un apport d'énergie compense la perte d'énergie transformée en chaleur. En clair, l'énergie métabolique dépensée par un organisme vivant et qui se transforme en chaleur dissipée, est appelée production d'entropie. Mais l'organisme, pour rester en vie, en équilibre stationnaire, doit compenser sa dépense d'énergie par un apport extérieur d'énergie; ce qui est réalisé par l'énergie solaire pour les végétaux, par la matière nutritionnelle pour les animaux. Lorsque le flux d'énergie ou de matière
nutritionnelle est insuffisant pour assurer un état stationnaire, le
système
biologique dégénère et meurt. Par contre, lorsque le flux d'énergie est
en
surabondance, il peut se reproduire et créer des structures
cohérentes
nouvelles, plus complexes. C'est la surabondance d'énergie qui permet
l'émergence d'un ordre plus complexe. Nous retrouvons par analogie la
condition
de l'auto-organisation que H. Atlan appelait
redondance
dans la théorie de l'information. Il précise " il ne faut pas s'imaginer que n'importe quel apport d'énergie suffit pour faire émerger un ordre du chaos. Un système qui ne contient pas déjà des structures et/ou auquel des structures ne sont pas imposées par les conditions aux limites et le type d'alimentation en énergie, ne peut pas non plus construire des structures spatio-temporelles". Dans l'exemple thermodynamique simple des tourbillons de Bénard, c'est l'orientation du flux de chaleur de la base vers la surface qui est à l'origine de la cohérence. Mais lorsque le flux de chaleur cesse, le système revient à l'équilibre thermodynamique. Dans les systèmes dissipatifs chimiques, les situations sont plus complexes, orientées par des catalyseurs. Les transformations peuvent conduire à des équilibres oscillants ou stationnaires irréversibles. Prigogine énonce une règle générale: Alors que, à l'équilibre et près de l'équilibre, les lois de la nature sont universelles, loin de l'équilibre, elles deviennent spécifiques, elles dépendent du type de processus irréversibles. Cette observation est conforme à la variété des comportements de la matière que nous observons autour de nous. Loin de l''équilibre, la matière acquiert de nouvelles propriétés où les fluctuations, les instabilités jouent un rôle essentiel: la matière devient plus active. (FC 75) La cohérence n'émerge pas de rien, du chaos, du "hasard" ou de quelque "cause finale". L'organisation du système ouvert, est conditionnée par la cohérence de l'environnement naturel. L'auto-organisation est une adaptation à l'environnement. 3 – Corrélation à longue portéeLa physique classique cherche toujours à représenter l'ensemble par le comportement des éléments constitutifs indépendants, qui est incohérent (p. ex. les molécules du gaz). Ce que Prigogine appelle corrélation à longue portée est par contre un événement non local qui concerne l’ensemble et implique toutes les parties au même instant, indépendamment d’une vitesse de propagation. Un milieu loin de l'équilibre comme celui qui est le siège des tourbillons de Bénard, est caractérisé en revanche par des corrélations intrinsèques à longue portée. Les tourbillons sont un exemple de la cohérence que traduisent ces corrélations: les molécules prises dans un tourbillon ne peuvent plus être définies comme des unités indépendantes les unes des autres. (TE 53) Loin de l'équilibre, c'est véritablement de nouveaux états de la matière qu'il convient de parler, d'états qui s'opposent à l'ensemble des états d'équilibre. […] Les nouveaux états de non-équilibre de la matière se caractérisent par l'apparition de corrélations à longue portée. (TE 52/53) Qu'est-ce qu'une corrélation? – Alors que la définition des interactions … fait partie de la définition même d'un système, et précède donc, en ce sens, l'étude de ses différents régimes d'activités, les corrélations se définissent relativement à ces régimes; elles permettent de préciser la relation entre "tout" et "parties" qui caractérise chacun d'entre eux. (TE53) ConclusionLes découvertes de Prigogine sont révolutionnaires non seulement pour la physique mais aussi et surtout pour nootre vision de l'univers et de la vie. Ce qui nous intéresse ici, c'est ce que ses découvertes et réflexions apportent aux principes de la méthode scientifique. Dans sa théorie générale des systèmes, Ludwig von Bertalanffy a écrit: L'unité de la science est obtenue, non pas par une réduction utopique de toutes les sciences à la physique et à la chimie, mais grâce aux uniformités structurelles qui existent entre les différents niveaux de la réalité Pour Prigogine, il ne s'agissait pas de réduire toute organisation ou toute évolution à la physique et à la chimie. Il a surtout cherché et retrouvé le sens irréversible du temps dans l'auto-organisation des systèmes ouverts de la nature. En même temps il a mis en évidence le rôle prépondérant de la cohérence de l'ensemble sur le comportement des parties. Il a aussi éclairé la coïncidence de l'être et du devenir dans la matière active dont il dit qu'elle "voit", contrairement à la masse passive de la physique classique et relativiste, qui est aveugle. Par conséquent, la découverte de Prigogine relativise non seulement le principe déterministe et son postulat de temps réversible, elle relativise aussi le principe analytique par la prépondérance de la cohérence de l'ensemble et elle complète la vision seulement inertielle de la matière en physique par la propriété sensible et active des structures complexes en interaction avec l'environnement naturel. L'auto-organisation des structures dissipatives de Prigogine signifie une révolution et un changement de paradigme par rapport à l'idéologie scientifique classique qui a été fondée sur les conditions matérialistes, analytiques et déterministe de la méthode expérimentale, nécessaires en milieu artificiel fermé de laboratoire. Les conditions de l'auto-organisation: les
structures complexes, les flux d'énergie et les informations de
l'environnement
qui conduisent à une corrélation à longue portée reconduisent à trois
principes
classiques et universels exprimés par exemple par les quatre causes
d'Aristote:
la cause matérielle, la cause efficiente et la cause formelle qui
conduisent à
la cause finale. Comme Prigogine a attribué les corrélations
aux résonances, sa découverte ouvre vers les perspectives unificatrices
du
chapitre le plus fondamental de la physique, celui de la mécanique
ondulatoire
de Louis de Broglie et de la Rythmodynamique de Yuri Ivanov dont les
postulats
sont une autre expression des principes et causes universelles de
l'auto-organisation. [1] Fritz-A. Popp , Biologie de la lumière, collection Résurgence; traduction de "Neue Horizonte der Medizin". |